Le Docteur Pascal. Emile Zola

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Название Le Docteur Pascal
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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lui avait parlé Martine, à ce père Boutin qu'on accusait le docteur d'avoir tué. Il ne tuait donc pas tous ses malades, sa médication faisait donc de vrais miracles? Et elle retrouvait sa foi en son maître, dans cette chaleur d'amour qui lui remontait au coeur. Quand ils partirent, elle était revenue à lui tout entière, il pouvait la prendre, l'emporter, disposer d'elle, à son gré.

      Mais, quelques minutes auparavant, sur le banc de pierre, elle avait rêvé à une confuse histoire, en regardant le moulin à vapeur. N'était-ce point là, dans ces bâtiments noirs de charbon et blancs de farine aujourd'hui, que s'était passé autrefois un drame de passion? Et l'histoire lui revenait, des détails donnés par Martine, des allusions faites par le docteur lui-même, toute une aventure amoureuse et tragique de son cousin, l'abbé Serge Mouret, alors curé des Artaud, avec une adorable fille, sauvage et passionnée, qui habitait le Paradou.

      Ils suivaient de nouveau la route, et Clotilde s'arrêta, montrant de la main la vaste étendue morne, des chaumes, des cultures plates, des terrains encore en friche.

      – Maître, est-ce qu'il n'y avait pas là un grand jardin? ne m'as-tu pas conté cette histoire?

      Pascal, dans la joie de cette bonne journée, eut un tressaillement, un sourire d'une tendresse infiniment triste.

      – Oui, oui, le Paradou, un jardin immense, des bois, des prairies, des vergers, des parterres, et des fontaines, et des ruisseaux qui se jetaient dans la Viorne… Un jardin abandonné depuis un siècle, le jardin de la Belle au Bois dormant, où la nature était redevenue souveraine… Et, tu le vois, ils l'ont déboisé, défriché, nivelé, pour le diviser en lots et le vendre aux enchères. Les sources elles-mêmes se sont taries, il n'y a plus, là-bas, que ce marais empoisonné… Ah! quand je passe par ici, c'est un grand crève-coeur!

      Elle osa demander encore:

      – N'est-ce point dans le Paradou que mon cousin Serge et ta grande amie Albine se sont aimés?

      Mais il ne la savait plus là, il continua, les yeux au loin, perdus dans le passé.

      – Albine, mon Dieu! je la revois, dans le coup de soleil du jardin, comme un grand bouquet d'une odeur vivante, la tête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressées parmi ses cheveux blonds, nouées à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés… Et, quand elle se fut asphyxiée, au milieu de ses fleurs, je la revois morte, très blanche, les mains jointes, dormant avec un sourire, sur sa couche de jacinthes et de tubéreuses… Une morte d'amour, et comme Albine et Serge s'étaient aimés dans le grand jardin tentateur, au sein de la nature complice! et quel flot de vie emportant tous les faux liens, et quel triomphe de la vie!

      Clotilde, troublée, à cet ardent murmure de paroles, le regardait fixement. Jamais elle ne s'était permis de lui parler d'une autre histoire qui courait, l'unique et discret amour qu'il aurait eu pour une dame, morte elle aussi à cette heure. On racontait qu'il l'avait soignée, sans même oser lui baiser le bout des doigts. Jusqu'ici, jusqu'à près de soixante ans, l'étude et la timidité l'avaient détourné des femmes. Mais on le sentait réservé à la passion, le coeur tout neuf et débordant, sous sa chevelure blanche.

      – Et celle qui est morte, celle qu'on pleure…

      Elle se reprit, la voix tremblante, les joues empourprées, sans savoir pourquoi.

      – Serge ne l'aimait donc pas, qu'il l'a laissée mourir?

      Pascal sembla se réveiller, frémissant de la retrouver près de lui, si jeune, avec de si beaux yeux, brûlants et clairs, dans l'ombre du grand chapeau. Quelque chose avait passé, un même souffle venait de les traverser tous deux. Ils ne se reprirent pas le bras, ils marchèrent côte à côte.

      – Ah! chérie, ce serait trop beau, si les hommes ne gâtaient pas tout! Albine est morte, et Serge est maintenant curé à Saint-Eutrope, où il vit avec sa soeur Désirée, une brave créature, celle-ci, qui a la chance d'être à moitié idiote. Lui est un saint homme, je n'ai jamais dit le contraire… On peut être un assassin et servir Dieu.

      Et il continua, disant les choses crues de l'existence, l'humanité exécrable et noire, sans quitter son gai sourire. Il aimait la vie, il en montrait l'effort incessant avec une tranquille vaillance, malgré tout le mal, tout l'écoeurement qu'elle pouvait contenir. La vie avait beau paraître affreuse, elle devait être grande et bonne, puisqu'on mettait à la vivre une volonté si tenace, dans le but, sans doute, de cette volonté même et du grand travail ignoré qu'elle accomplissait. Certes, il était un savant, un clairvoyant, il ne croyait pas à une humanité d'idylle vivant dans une nature de lait, il voyait au contraire les maux et les tares, les étalait, les fouillait, les cataloguait depuis trente ans; et sa passion de la vie, son admiration des forces de la vie suffisaient à le jeter dans une perpétuelle joie, d'où semblait couler naturellement son amour des autres, un attendrissement fraternel, une sympathie, qu'on sentait sous sa rudesse d'anatomiste et sous l'impersonnalité affectée de ses études.

      – Bah! conclut-il, en se retournant une dernière fois vers les vastes champs mornes, le Paradou n'est plus, ils l'ont saccagé, sali, détruit; mais, qu'importe! des vignes seront plantées, du blé grandira, toute une poussée de récoltes nouvelles; et l'on s'aimera encore, aux jours lointains de vendange et de moisson… La vie est éternelle, elle ne fait jamais que recommencer et s'accroître.

      Il lui avait repris le bras, ils rentrèrent ainsi, serrés l'un contre l'autre, bons amis, par le lent crépuscule qui se mourait au ciel, en un lac tranquille de violettes et de roses. Et, à les revoir passer tous deux, l'ancien roi puissant et doux, appuyé à l'épaule d'une enfant charmante et soumise, dont la jeunesse le soutenait, les femmes du faubourg, assises sur leurs portes, les suivaient d'un sourire attendri.

      A la Souleiade, Martine les guettait. De loin, elle leur fit un grand geste. Eh bien! quoi donc, on ne dînait pas ce jour-là? Puis, quand ils se furent approchés:

      – Ah! vous attendrez un petit quart d'heure. Je n'ai pas osé mettre mon gigot.

      Ils restèrent dehors, charmés, dans le jour finissant. La pinède, qui se noyait d'ombre, exhalait une odeur balsamique de résine; et de l'aire, brûlante encore, où se mourait un dernier reflet rose, montait un frisson. C'était comme un soulagement, un soupir d'aise, un repos de la propriété entière, des amandiers amaigris, des oliviers tordus, sous le grand ciel pâlissant, d'une sérénité pure; tandis que, derrière la maison, le bouquet des platanes n'était plus qu'une masse de ténèbres, noire et impénétrable, où l'on entendait la fontaine, à l'éternel chant de cristal.

      – Tiens! dit le docteur, monsieur Bellombre a déjà dîné, et il prend le frais.

      Il montrait, de la main, sur un banc de la propriété voisine, un grand et maigre vieillard de soixante-dix ans, à la figure longue, tailladée de rides, aux gros yeux fixes, très correctement serré dans sa cravate et dans sa redingote.

      – C'est un sage, murmura Clotilde. Il est heureux.

      Pascal se récria.

      – Lui! j'espère bien que non!

      Il ne haïssait personne, et seul, M. Bellombre, cet ancien professeur de septième, aujourd'hui retraité, vivant dans sa petite maison sans autre compagnie que celle d'un jardinier, muet et sourd, plus âgé que lui, avait le don de l'exaspérer.

      – Un gaillard qui a eu peur de la vie, entends-tu? peur de la vie!.. Oui! égoïste, dur et avare! S'il a chassé la femme de son existence, ça n'a été que dans la terreur d'avoir à lui payer des bottines. Et il n'a connu que les enfants des autres, qui l'ont fait souffrir: de là, sa haine de l'enfant, cette chair à punitions… La peur de la vie, la peur des charges et des devoirs, des ennuis et des catastrophes! la peur de la vie qui fait, dans l'épouvante où l'on est de ses douleurs, que l'on refuse ses joies! Ah! vois-tu, cette lâcheté me soulève, je ne puis la pardonner… Il faut vivre, vivre tout entier, vivre toute la vie, et plutôt la souffrance, la souffrance seule, que ce renoncement, cette mort à ce qu'on a de vivant et d'humain en soi!

      M. Bellombre s'était levé, et il suivait une allée de son jardin, à petits pas paisibles.