Une page d'amour. Emile Zola

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Название Une page d'amour
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



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M. Letellier. Il tenait un grand magasin de soieries, boulevard des Capucines. Depuis la mort de sa femme, il promenait sa fille cadette partout, en quête d'un beau mariage.

      – Tu étais hier au Vaudeville? demanda Pauline.

      – Oh! prodigieux! répéta machinalement Juliette, debout devant une glace, en train de ramener une boucle rebelle.

      Pauline eut une moue d'enfant gâtée.

      – Est-ce vexant d'être jeune fille, on ne peut rien voir!.. Je suis allée avec papa jusqu'à la porte, à minuit, pour apprendre comment la pièce avait marché.

      – Oui, dit le père, nous avons rencontré Matignon. Il trouvait ça très-bien.

      – Tiens! s'écria Juliette, il était ici tout à l'heure, il trouvait ça infect… On ne sait jamais avec lui.

      – Tu as eu beaucoup de monde? demanda Pauline, sautant brusquement à un autre sujet.

      – Oh! un monde fou, toutes ces dames! Ça n'a pas désempli… Je suis morte…

      Puis, songeant qu'elle oubliait de procéder à une présentation dans les formes, elle s'interrompit:

      – Mon père et ma soeur… madame Grandjean…

      Et l'on entamait une conversation sur les enfants et sur les bobos qui inquiètent tant les mères, lorsque mademoiselle Smithson, une gouvernante anglaise, se présenta, en tenant un petit garçon par la main. Madame Deberle lui adressa vivement quelques mots en anglais, pour la gronder de s'être fait attendre.

      – Ah! voilà mon petit Lucien! cria Pauline qui se mit à genoux devant l'enfant, avec un grand bruit de jupes.

      – Laisse-le, laisse-le, dit Juliette. Viens ici, Lucien; viens dire bonjour à cette demoiselle.

      Le petit garçon s'avança, embarrassé. Il avait au plus sept ans, gros et court, mis avec une coquetterie de poupée. Quand il vit que tout le monde le regardait en souriant, il s'arrêta; et, de ses yeux bleus étonnés, il examinait Jeanne.

      – Allons, murmura sa mère.

      Il la consulta d'un coup d'oeil, fit encore un pas. Il montrait cette lourdeur des garçons, le cou dans les épaules, les lèvres fortes et boudeuses, avec des sourcils sournois, légèrement froncés. Jeanne devait l'intimider, parce qu'elle était sérieuse, pâle et tout en noir.

      – Mon enfant, il faut être aimable, toi aussi, dit Hélène, en voyant l'attitude raidie de sa fille.

      La petite n'avait point lâché le poignet de sa mère; et elle promenait ses doigts sur la peau, entre la manche et le gant. La tête basse, elle attendait Lucien de l'air inquiet d'une fille sauvage et nerveuse, prête à se sauver, devant une caresse. Cependant, lorsque sa mère la poussa doucement, elle fit à son tour un pas.

      – Mademoiselle, il faudra que vous l'embrassiez, reprit en riant madame Deberle. Les dames doivent toujours commencer avec lui… Oh! la grosse bête!

      – Embrasse-le, Jeanne, dit Hélène.

      L'enfant leva les yeux sur sa mère; puis, comme gagnée par l'air bêta du petit garçon, prise d'un attendrissement subit devant sa bonne figure embarrassée, elle eut un sourire adorable. Son visage s'éclairait sous le flot brusque d'une grande passion intérieure.

      – Volontiers, maman, murmura-t-elle.

      Et prenant Lucien par les épaules, le soulevant presque, elle le baisa fortement sur les deux joues. Il voulut bien l'embrasser ensuite.

      – A la bonne heure! s'écrièrent tous les assistants.

      Hélène saluait et gagnait la porte, accompagnée par madame Deberle.

      – Je vous en prie, madame, disait-elle, veuillez présenter tous mes remerciements à monsieur le docteur… Il m'a tirée l'autre nuit d'une inquiétude mortelle.

      – Henri n'est donc pas là? interrompit M. Letellier.

      – Non, il rentrera tard, répondit Juliette.

      Et voyant mademoiselle Aurélia se lever pour sortir avec madame Grandjean, elle ajouta:

      – Mais vous restez à dîner avec nous, c'est convenu.

      La vieille demoiselle, qui attendait cette invitation chaque samedi, se décida à ôter son châle et son chapeau. On étouffait dans le salon. M. Letellier venait d'ouvrir une fenêtre, devant laquelle il restait planté, très occupé d'un lilas qui bourgeonnait déjà. Pauline jouait à courir avec Lucien, au milieu des chaises et des fauteuils, débandés par les visites.

      Alors, sur le seuil, madame Deberle tendit la main à Hélène, dans un geste plein de franchise amicale.

      – Vous permettez, dit-elle. Mon mari m'avait parlé de vous, je me sentais attirée. Votre malheur, votre solitude… Enfin, je suis bien heureuse de vous avoir vue, et je compte que nous n'en resterons pas là.

      – Je vous le promets et je vous remercie, répondit Hélène, très-touchée de cet élan d'affection, chez cette dame qui lui avait paru avoir la tête un peu à l'envers.

      Leurs mains restaient l'une dans l'autre, elles se regardaient en face, souriantes. Juliette avoua d'un air caressant la raison de sa brusque amitié:

      – Vous êtes si belle qu'il faut bien vous aimer!

      Hélène se mit à rire gaiement, car sa beauté la laissait paisible. Elle appela Jeanne, qui suivait d'un regard absorbé les jeux de Lucien et de Pauline. Mais madame Deberle retint la fillette un instant encore, en reprenant:

      – Vous êtes bons amis désormais, dites-vous au revoir.

      Et les deux enfants s'envoyèrent chacun un baiser du bout des doigts.

      III

      Chaque mardi, Hélène avait à dîner M. Rambaud et l'abbé Jouve. C'étaient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage, avaient forcé sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-gêne amical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude où elle vivait. Puis, ces dîners du mardi étaient devenus une véritable institution. Les convives s'y retrouvaient, comme à un devoir, juste à sept heures sonnant, avec la même joie tranquille.

      Ce mardi-là, Hélène, assise près d'une fenêtre, travaillait à un ouvrage de couture, profitant des dernières lueurs du crépuscule, en attendant ses invités. Elle vivait là ses journées, dans une paix très-douce. Sur ces hauteurs, les bruits se mouraient. Elle aimait cette vaste chambre, si calme, avec son luxe bourgeois, son palissandre et son velours bleu. Lorsque ses amis l'avaient installée, sans qu'elle s'occupât de rien, elle avait un peu souffert, les premières semaines, de ce gros luxe où M. Rambaud venait d'épuiser son idéal d'art et de confort, à la vive admiration de l'abbé, qui s'était récusé; mais elle finissait par être très heureuse dans ce milieu, en le sentant solide et simple comme son coeur. Les rideaux lourds, les meubles sombres et cossus, ajoutaient à sa tranquillité. La seule récréation qu'elle prit pendant ses longues heures de travail, était de donner un regard au vaste horizon, au grand Paris qui déroulait devant elle la mer houleuse de ses toitures. Son coin de solitude ouvrait sur cette immensité.

      – Maman, je ne vois plus clair, dit Jeanne, assise près d'elle sur une chaise basse.

      Et elle laissa tomber son ouvrage, regardant Paris que de grandes ombres noyaient. D'ordinaire, elle était peu bruyante. Il fallait que sa mère se fâchât pour la décider à sortir; sur l'ordre formel du docteur Bodin, elle l'emmenait pendant deux heures chaque jour au bois de Boulogne; et c'était là leur unique promenade, elles n'étaient pas descendues trois fois dans Paris en dix-huit mois. Nulle part l'enfant ne semblait plus gaie que dans la grande chambre bleue. Hélène avait dû renoncer à lui faire apprendre la musique. Un orgue jouant dans le silence du quartier la laissait tremblante, les yeux humides. Elle aidait sa mère à coudre des layettes pour les pauvres de l'abbé Jouve. La nuit était complètement venue, lorsque Rosalie entra avec une lampe. Elle paraissait toute retournée, dans son coup de feu de cuisinière. Le dîner du mardi était le seul événement de la semaine qui