De l'origine des espèces. Darwin Charles

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Название De l'origine des espèces
Автор произведения Darwin Charles
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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variétés, les mâles et les femelles en sont arrivés à différer quelque peu les uns des autres.

      On pourrait aisément rassembler une vingtaine de pigeons tels que, si on les montrait à un ornithologiste, et qu'on les lui donnât pour des oiseaux sauvages, il les classerait certainement comme autant d'espèces bien distinctes. Je ne crois même pas qu'aucun ornithologiste consentît à placer dans un même genre le Messager anglais, le Culbutant courte-face, le Runt, le Barbe, le Grosse- gorge et le Paon; il le ferait d'autant moins qu'on pourrait lui montrer, pour chacune de ces races, plusieurs sous-variétés de descendance pure, c'est-à-dire d'espèces, comme il les appellerait certainement.

      Quelque considérable que soit la différence qu'on observe entre les diverses races de pigeons, je me range pleinement à l'opinion commune des naturalistes qui les font toutes descendre du Biset (Columba livia), en comprenant sous ce terme plusieurs races géographiques, ou sous-espèces, qui ne diffèrent les unes des autres que par des points insignifiants. J'exposerai succinctement plusieurs des raisons qui m'ont conduit à adopter cette opinion, car elles sont, dans une certaine mesure, applicables à d'autres cas. Si nos diverses races de pigeons ne sont pas des variétés, si, en un mot, elles ne descendent pas du Biset, elles doivent descendre de sept ou huit types originels au moins, car il serait impossible de produire nos races domestiques actuelles par les croisements réciproques d'un nombre moindre. Comment, par exemple, produire un Grosse-gorge en croisant deux races, à moins que l'une des races ascendantes ne possède son énorme jabot caractéristique? Les types originels supposés doivent tous avoir été habitants des rochers comme le Biset, c'est-à-dire des espèces qui ne perchaient ou ne nichaient pas volontiers sur les arbres. Mais, outre le Columba livia et ses sous-espèces géographiques, on ne connaît que deux ou trois autres espèces de pigeons de roche et elles ne présentent aucun des caractères propres aux races domestiques. Les espèces primitives doivent donc, ou bien exister encore dans les pays où elles ont été originellement réduites en domesticité, auquel cas elles auraient échappé à l'attention des ornithologistes, ce qui, considérant leur taille, leurs habitudes et leur remarquable caractère, semble très improbable; ou bien être éteintes à l'état sauvage. Mais il est difficile d'exterminer des oiseaux nichant au bord des précipices et doués d'un vol puissant. Le Biset commun, d'ailleurs, qui a les mêmes habitudes que les races domestiques, n'a été exterminé ni sur les petites îles qui entourent la Grande-Bretagne, ni sur les côtes de la Méditerranée. Ce serait donc faire une supposition bien hardie que d'admettre l'extinction d'un aussi grand nombre d'espèces ayant des habitudes semblables à celles du Biset. En outre, les races domestiques dont nous avons parlé plus haut ont été transportées dans toutes les parties du monde; quelques-unes, par conséquent, ont dû être ramenées dans leur pays d'origine; aucune d'elles, cependant, n'est retournée à l'état sauvage, bien que le pigeon de colombier, qui n'est autre que le Biset sous une forme très peu modifiée, soit redevenu sauvage en plusieurs endroits. Enfin, l'expérience nous prouve combien il est difficile d'amener un animal sauvage à se reproduire régulièrement en captivité; cependant, si l'on admet l'hypothèse de l'origine multiple de nos pigeons, il faut admettre aussi que sept ou huit espèces au moins ont été autrefois assez complètement apprivoisées par l'homme à demi sauvage pour devenir parfaitement fécondes en captivité.

      Il est un autre argument qui me semble avoir un grand poids et qui peut s'appliquer à plusieurs autres cas: c'est que les races dont nous avons parlé plus haut, bien que ressemblant de manière générale au Biset sauvage par leur constitution, leurs habitudes, leur voix, leur couleur, et par la plus grande partie de leur conformation, présentent cependant avec lui de grandes anomalies sur d'autres points. On chercherait en vain, dans toute la grande famille des colombides, un bec semblable à celui du Messager anglais, du Culbutant courte-face ou du Barbe; des plumes retroussées analogues à celles du Jacobin; un jabot pareil à celui du Grosse-gorge; des plumes caudales comparables à celles du pigeon Paon. Il faudrait donc admettre, non seulement que des hommes à demi sauvages ont réussi à apprivoiser complètement plusieurs espèces, mais que, par hasard ou avec intention; ils ont choisi les espèces les plus extraordinaires et les plus anormales; il faudrait admettre, en outre, que toutes ces espèces se sont éteintes depuis ou sont restées inconnues. Un tel concours de circonstances extraordinaires est improbable au plus haut degré.

      Quelques faits relatifs à la couleur des pigeons méritent d'être signalés. Le Biset est bleu-ardoise avec les reins blancs; chez la sous-espèce indienne, le Columba intermedia de Strickland, les reins sont bleuâtres; la queue porte une barre foncée terminale et les plumes des côtés sont extérieurement bordées de blanc à leur base; les ailes ont deux barres noires. Chez quelques races à demi domestiques, ainsi que chez quelques autres absolument sauvages, les ailes, outre les deux barres noires, sont tachetées de noir. Ces divers signes ne se trouvent réunis chez aucune autre espèce de la famille. Or, tous les signes que nous venons d'indiquer sont parfois réunis et parfaitement développés, jusqu'au bord blanc des plumes extérieures de la queue, chez les oiseaux de race pure appartenant à toutes nos races domestiques. En outre, lorsque l'on croise des pigeons, appartenant à deux ou plusieurs races distinctes, n'offrant ni la coloration bleue, ni aucune des marques dont nous venons de parler, les produits de ces croisements se montrent très disposés à acquérir soudainement ces caractères. Je me bornerai à citer un exemple que j'ai moi-même observé au milieu de tant d'autres. J'ai croisé quelques pigeons Paons blancs de race très pure avec quelques Barbes noirs – les variétés bleues du Barbe sont si rares, que je n'en connais pas un seul cas en Angleterre – : les oiseaux que j'obtins étaient noirs, bruns et tachetés. Je croisai de même un Barbe avec un pigeon Spot, qui est un oiseau blanc avec la queue rouge et une tache rouge sur le haut de la tête, et qui se reproduit fidèlement; j'obtins des métis brunâtres et tachetés. Je croisai alors un des métis Barbe-Paon avec un métis Barbe-Spot et j'obtins un oiseau d'un aussi beau bleu qu'aucun pigeon de race sauvage, ayant les reins blancs, portant la double barre noire des ailes et les plumes externes de la queue barrées de noir et bordées de blanc! Si toutes les races de pigeons domestiques descendent du Biset, ces faits s'expliquent facilement par le principe bien connu du retour au caractère des ancêtres; mais si on conteste cette descendance, il faut forcément faire une des deux suppositions suivantes, suppositions improbables au plus haut degré: ou bien tous les divers types originels étaient colorés et marqués comme le Biset, bien qu'aucune autre espèce existante ne présente ces mêmes caractères, de telle sorte que, dans chaque race séparée, il existe une tendance au retour vers ces couleurs et vers ces marques; ou bien chaque race, même la plus pure, a été croisée avec le Biset dans l'intervalle d'une douzaine ou tout au plus d'une vingtaine de générations – je dis une vingtaine de générations, parce qu'on ne connaît aucun exemple de produits d'un croisement ayant fait retour à un ancêtre de sang étranger éloigné d'eux par un nombre de générations plus considérable. – Chez une race qui n'a été croisée qu'une fois, la tendance à faire retour à un des caractères dus à ce croisement s'amoindrit naturellement, chaque génération successive contenant une quantité toujours moindre de sang étranger. Mais, quand il n'y a pas eu de croisement et qu'il existe chez une race une tendance à faire retour à un caractère perdu pendant plusieurs générations, cette tendance, d'après tout ce que nous savons, peut se transmettre sans affaiblissement pendant un nombre indéfini de générations. Les auteurs qui ont écrit sur l'hérédité ont souvent confondu ces deux cas très distincts du retour.

      Enfin, ainsi que j'ai pu le constater par les observations que j'ai faites tout exprès sur les races les plus distinctes, les hybrides ou métis provenant de toutes les races domestiques du pigeon sont parfaitement féconds. Or, il est difficile, sinon impossible, de citer un cas bien établi tendant à prouver que les descendants hybrides provenant de deux espèces d'animaux nettement distinctes sont complètement féconds. Quelques auteurs croient qu'une domesticité longtemps prolongée diminue cette forte tendance à la stérilité. L'histoire du chien et celle de quelques autres animaux domestiques rend cette opinion très probable, si on l'applique à des espèces étroitement alliées; mais il me semblerait téméraire à l'extrême d'étendre cette hypothèse jusqu'à supposer que des espèces primitivement aussi distinctes que le sont aujourd'hui les Messagers, les Culbutants, les Grosses-gorges et les Paons aient pu produire des descendants parfaitement féconds