Chronique de 1831 à 1862. T. 1. Dorothée Dino

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Название Chronique de 1831 à 1862. T. 1
Автор произведения Dorothée Dino
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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l'écoute avec plaisir. La satisfaction qu'elle éprouve à parler allemand est bien naturelle, elle me touche, chaque fois, sensiblement; cependant, je voudrais que devant les Anglais elle s'y livrât moins: je voudrais, dans l'intérêt de sa situation, peut-être un peu plus d'anglais en elle; on ne saurait être restée plus Allemande qu'elle l'est; je crains qu'on ne le lui reproche parfois. Que ne reproche-t-on pas aux souverains maintenant? Responsables de toutes choses, ils sont sans cesse menacés d'expiations, bien ou mal fondées. La pauvre Reine a déjà éprouvé toute l'amertume de l'impopularité, de la calomnie. Elle y a opposé beaucoup de valeur, de dignité, et je suis convaincue qu'elle est en fonds de courage pour les dangers.

      C'était aujourd'hui la Saint-Philippe; nous avions à dîner les Lieven et lady Cowper; le prince Esterhazy est venu nous voir après le dîner. Je remarque, depuis quelque temps, une certaine aigreur dans sa façon d'être avec les Lieven, qui ne lui est pas habituelle; sa plaisanterie, en s'adressant à la Princesse, tourne promptement à l'ironie. Je crois que, de son côté, elle regrettera peu son départ; elle n'a jamais pu le subjuguer; il coule et s'échappe de ses mains; les arlequinades, toujours fines, quelquefois malicieuses, d'Esterhazy la gênent et la déroutent; ils ont toujours l'air d'être sur le qui-vive l'un avec l'autre, et ils se dédommagent de cette contrainte par des coups de patte assez fréquents.

      La Reine m'a dit qu'à Windsor, dernièrement, Esterhazy lui avait parlé de M. de Talleyrand avec un attachement particulier, lui disant que son plus grand plaisir était de venir l'écouter. Il a ajouté, qu'en rentrant chez lui, il écrivait souvent ce qu'il avait entendu de M. de Talleyrand. Il paraît qu'Esterhazy tient un journal fort exact; il l'a dit à la Reine, lui racontant que cette habitude est si ancienne qu'il a déjà rempli de gros volumes, qu'il se plaît à relire. La Reine s'étonnait, avec raison, de cette habitude suivie et sédentaire chez quelqu'un dont les allures sont si peu posées et l'esprit souvent distrait.

      Lord Palmerston, qui, depuis notre dernier retour de France, n'a pas une seule fois accepté de dîner chez nous, qui n'est pas venu à une seule de nos soirées, était encore invité aujourd'hui, et la présence de lady Cowper nous faisait croire à la sienne, mais il s'est fait excuser au dernier moment.

      Londres, vendredi 2 mai 1834.– Alava m'écrit qu'il reçoit des lettres du ministre d'Espagne à Londres, le marquis de Miraflorès, qui est son neveu, dans lesquelles il lui parle des éloges que lord Palmerston ne cesse de lui prodiguer sur son début diplomatique ici, qu'il dit être extrêmement brillant. Le Marquis, qui est un sot, ne voit pas la cause de ces éloges, qui proviennent de ce traité de la Quadruple Alliance, proposé par Miraflorès à l'instigation de lord Palmerston lui-même, et dont les résultats, bien obscurs encore, pourront devenir plus embarrassants qu'utiles à son inventeur et aussi à la France.

      M. de Montrond a écrit à M. de Talleyrand pour lui dire qu'ayant fait exprimer à M. de Rigny son désir de venir à Londres, celui-ci avait trouvé, qu'avant de lui en faciliter les moyens, il fallait d'abord savoir si M. de Talleyrand serait satisfait de ce voyage. Ce doute choque beaucoup M. de Montrond, et moi je sais bon gré à M. de Rigny de l'avoir admis. Au fait, l'année dernière, M. de Montrond, se disant ici chargé d'une correspondance secrète et diplomatique, était un personnage gênant. L'humeur qu'il avait, et qu'il montrait, de n'être mis dans aucun des secrets de l'ambassade, lui faisait manquer, le plus souvent, aux convenances, blessait M. de Talleyrand dans les siennes, et importunait les spectateurs. Depuis dix-huit mois, M. de Montrond touche mille louis par an sur les fonds secrets du ministère des affaires étrangères: je doute qu'il leur rende jamais la monnaie de leur pièce!

      Tous les ouvriers, à Londres, sont en révolte: les tailleurs ne peuvent plus travailler, faute d'ouvriers; on prétend que, sur les cartes d'invitation du bal de lady Lansdowne, il y avait: The gentlemen to appear in their old coats. Les blanchisseuses s'en mêlent, et, bientôt, il nous faudra laver notre linge comme les Princesses de l'Odyssée!

      Londres, 3 mai 1834.– M. de Talleyrand dit que lord Holland a une bienveillance perturbatrice. C'est d'autant mieux dit que rien n'est plus vrai. Avec la plus parfaite douceur de manières, l'humeur la plus égale, l'esprit le plus gai, l'abord le plus obligeant, il est toujours prêt à mettre partout le feu à la mèche révolutionnaire; il y fait, en conscience, ce qu'il peut, et quand il n'y réussit pas, il en a du chagrin, autant qu'il en peut avoir.

      J'ai dîné hier chez sir Stratford Canning. Sa maison est singulière, jolie, bien arrangée, remplie de souvenirs rapportés de Constantinople et d'Espagne. Lui-même a de la politesse, de l'instruction, de l'esprit dans sa conversation, et sans une certaine contraction des lèvres qui nuit à une assez belle figure, sans l'air opprimé de sa femme, on aurait peine à comprendre la réputation de mauvais caractère qui lui est assez généralement acquise. C'est sous ce prétexte-là, du moins, que l'Empereur de Russie a refusé, l'année dernière, de le recevoir à Pétersbourg, comme ambassadeur.

      Londres, 4 mai 1834.– Il y a une vanterie habituelle et une curiosité indiscrète dans Koreff, qui m'a quelquefois frappée sur le Continent, et qui, ici, m'inspire une défiance extrême. Son esprit, son instruction disparaissent à travers les inconvénients de son caractère, et le rendent souvent très importun. Il vit de commérages de toutes sortes, publics ou privés; la médecine n'arrive qu'en désespoir de cause; et quand il consent à être médecin, il parle de lui comme d'une divinité. Alors, il a sauvé un malade abandonné de tous, fait une découverte miraculeuse: magnétisme, homéopathie, le vrai, le faux, le naturel, le surnaturel, le possible, l'impossible, tout lui est bon pour augmenter son importance, faire disparaître le pauvre diable, et s'entourer de merveilleux à défaut de considération.

      Il a dîné chez nous avec sir Henry Halford; il me semble qu'ils ne se sont pas pris de goût l'un pour l'autre; et, en effet, quels peuvent être leurs atomes crochus? La science? Oui, sans doute, si elle se formulait de même pour l'un que pour l'autre. Sir Henry Halford, homme doux, poli, mesuré, discret, fin, souple, respectueux, parfait courtisan, riche, considéré, et grand praticien, n'a jamais cherché à être autre chose que le médecin des grands, et s'est ainsi trouvé, sans le chercher, dans les secrets des affaires et des familles. Koreff, au contraire, a voulu être littérateur, homme d'État, et a dégoûté les gens dans les grandes affaires de le conserver pour médecin. C'est ainsi qu'il s'est perdu à Berlin, il se relèvera difficilement à Paris, et ne réussira pas à Londres, à ce que je crois.

      A propos de bavardages et d'indiscrètes curiosités, je ne veux pas oublier une réflexion très vraie que le duc de Wellington vient de me faire sur Alava: «Quiconque», a-t-il dit, «veut être dans la confidence de tous, est obligé de donner la sienne à plusieurs, et cela se passe habituellement aux dépens des tiers.» Il y a un admirable bon sens et droiture de jugement dans le Duc. Nous avons beaucoup causé aujourd'hui ensemble à dîner; je voudrais me souvenir de tout ce qu'il m'a dit: le vrai, le simple, deviennent si rares, qu'on voudrait en ramasser les miettes.

      Le duc de Wellington a une mémoire très sûre: il ne cite jamais inexactement; il n'oublie rien, n'exagère rien; et s'il y a quelque chose d'un peu haché, de sec et de militaire dans sa conversation, elle est néanmoins attachante par son naturel, sa justesse, et par une parfaite convenance. Il a un ton excellent, et une femme n'a jamais à se tenir en garde de la tournure que peut prendre la conversation. Il est bien plus réservé, à cet égard, que ne l'est lord Grey, quoique celui-ci ait une éducation, sous plusieurs rapports, bien plus soignée et l'esprit plus cultivé.

      Le duc de Wellington m'a dit une chose assez remarquable sur le caractère anglais: c'est que, nulle part, le peuple n'était plus ennemi du sang qu'en Angleterre; un meurtre y est découvert avec une extrême promptitude, chacun se met à la recherche de l'assassin, le suit à la piste, le dénonce et veut que justice soit faite. Il m'a assuré que le soldat anglais était le moins cruel de tous, et que la bataille finie, il ne commettait presque jamais de violence: pillard à l'excès; sanguinaire, non.

      L'extrême et naïve vanité de lady Jersey, dont le Duc s'est amusé, nous a conduits à parler de Mme de Staël que le Duc a beaucoup connue et dont les ridicules et les prétentions l'ont plus frappé encore que sa verve et son éloquence ne l'ont ébloui. Mme de Staël, qui voulait apparaître au Duc sous