Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Название Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1
Автор произведения Dozy Reinhart Pieter Anne
Жанр Зарубежная классика
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la clef et la jette par-dessus le mur à ses compagnons. La porte s'ouvre, les musulmans entrent comme un torrent. Alors une horrible boucherie commence dans cette arène où la fuite n'était pas possible. Dans ce Clos de la mort, les insurgés, au nombre de dix mille, sont massacrés jusqu'au dernier.

      Tandis que le farouche Khâlid noyait ainsi l'insurrection de l'Arabie centrale dans des torrents de sang, d'autres généraux en faisaient autant dans les provinces du midi. Dans le Bahrain le camp des Bacrites fut surpris pendant une orgie: ils furent passés au fil de l'épée. Quelques-uns, cependant, qui avaient eu le temps de fuir, atteignirent le rivage de la mer et se réfugièrent dans l'île de Dârain. Bientôt les musulmans vinrent les y traquer, et les égorgèrent tous. Même carnage dans l'Omân et dans le Mahra, dans le Yémen et dans le Hadhramaut. Ici les débris des bandes d'Aihala-le-Noir, après avoir en vain demandé quartier au général musulman, furent exterminés; là le commandant d'une forteresse ne put obtenir, en se rendant, rien autre chose qu'une promesse d'amnistie pour dix personnes; tout le reste de la garnison eut la tête tranchée; ailleurs une route entière fut longtemps empestée par les émanations putrides qui s'exhalaient des innombrables cadavres des insurgés.

      Si ces mares de sang ne convainquirent pas les Arabes de la vérité de la religion prêchée par Mahomet, ils reconnurent du moins dans l'islamisme une puissance irrésistible et en quelque sorte surnaturelle. Décimés par le glaive, frappés d'épouvante et de stupeur, ils se résignèrent à être musulmans, ou du moins à le paraître; et le calife, pour ne pas leur laisser le temps de revenir de leur effroi, les lança aussitôt sur l'empire romain et la Perse, c'est-à-dire sur deux Etats faciles à conquérir parce qu'ils étaient déchirés depuis longtemps par la discorde, énervés par la servitude, ou gangrenés par tous les raffinements de la corruption. D'immenses richesses et de vastes domaines dédommagèrent les Arabes de leur soumission à la loi du Prophète de la Mecque.

      Il ne fut plus question d'apostasie; – l'apostasie, c'était la mort; sur ce point-là la loi de Mahomet est inexorable; – mais aussi il fut rarement question de piété sincère, de zèle pour la foi. Par les moyens les plus horribles et les plus atroces, on avait obtenu des Bédouins leur conversion apparente; c'était beaucoup, c'était tout ce qu'on avait le droit d'attendre de la part de ces infortunés qui avaient vu périr leurs pères, leurs frères et leurs enfants sous le glaive de Khâlid ou d'autres pieux bourreaux, ses émules. Pendant longtemps les masses, neutralisant par leur résistance passive les mesures que prenaient les musulmans fervents pour les instruire, ne connurent pas les préceptes de la religion et ne se soucièrent nullement de les connaître. Sous le califat d'Omar Ier, un vieil Arabe était convenu avec un jeune homme qu'il lui céderait sa femme de deux nuits l'une, et qu'en retour le jeune homme garderait son troupeau. Ce pacte singulier étant venu aux oreilles du calife, il fit comparaître ces deux hommes et leur demanda s'ils ne savaient pas que l'islamisme défendait de partager sa femme avec un autre. Ils jurèrent qu'ils n'en savaient rien29. Un autre avait épousé deux sœurs. «Ne savais-tu pas, lui demanda le calife, que la religion ne permet pas de faire ce que tu as fait? – Non, lui répondit l'autre, je l'ignorais complétement, et j'avoue que je ne vois rien de répréhensible dans l'acte que vous blâmez. – Le texte de la loi est formel, cependant. Répudie sur-le-champ l'une des deux sœurs, ou je te coupe la tête. – Parlez-vous sérieusement? – Très-sérieusement. – Eh bien, c'est alors une détestable religion que celle qui défend de telles choses, et jamais je n'en ai retiré aucun avantage!» Le malheureux ne se doutait pas, tant son ignorance était grande, qu'en parlant de la sorte il s'exposait à être décapité comme blasphémateur ou comme apostat30. Un siècle plus tard, aucune des tribus arabes établies en Egypte ne savait encore ce que le Prophète avait permis ou défendu; on s'entretenait avec enthousiasme du bon vieux temps, des guerres et des héros du paganisme, mais quant à la religion, nul ne s'avisait d'en parler31. Vers la même époque, les Arabes cantonnés dans le nord de l'Afrique étaient à peu près dans le même cas. Ces bonnes gens buvaient du vin, sans se douter le moins du monde que Mahomet eût interdit cette liqueur. Ils furent bien étonnés quand des missionnaires envoyés par le calife Omar II vinrent le leur apprendre32. Il y avait même des musulmans qui ne connaissaient du Coran que les paroles: «Au nom de Dieu clément et miséricordieux33

      Le zèle pour la foi aurait-il été plus grand, si les moyens employés pour la conversion eussent été moins exécrables? Cela est possible, mais nullement certain. En tout temps il a été extrêmement difficile de vaincre chez les Bédouins leur tiédeur pour la religion. De nos jours les Wahabites, cette secte rigide et austère qui proscrit le luxe et les superstitions dont l'islamisme a été souillé par laps de temps; cette secte qui a pris pour devise: «le Coran, et rien que le Coran,» de même que Luther avait pris pour la sienne: «la Bible, et rien que la Bible;» – de nos jours les Wahabites ont aussi essayé, mais en vain, d'arracher les Bédouins à leur indifférence religieuse. Ils ont rarement usé de violence, et ils ont trouvé des partisans dévoués parmi les Arabes sédentaires, mais non pas parmi les Bédouins, qui ont conservé le caractère arabe dans sa pureté. Quoiqu'ils partageassent les vues politiques des novateurs, quoique les tribus placées plus immédiatement sous le contrôle des Wahabites fussent obligées d'observer avec plus de régularité les devoirs de la religion, et qu'il y eût même des personnes qui, pour servir leurs intérêts, prenaient une apparence de zèle, voire de fanatisme, – les Bédouins ne devinrent pas plus religieux au fond; et aussitôt que la puissance des Wahabites a été anéantie par Mohammed-Alî, ils se sont hâtés de mettre un terme à des cérémonies qui les ennuyaient mortellement34. «Aujourd'hui, dit un voyageur moderne, il y a peu ou point de religion dans le Désert; personne ne s'y soucie des lois du Coran35

      Du reste, si les Arabes acceptaient la révolution comme un fait accompli sur lequel il était impossible de revenir, ils ne pardonnèrent pas à ceux qui l'avaient faite, et n'acceptèrent pas non plus la hiérarchie sociale qui en résultait. Leur opposition prit donc un autre caractère: d'une lutte de principes, elle devint une querelle de personnes.

      Jusqu'à un certain point les familles nobles, c'est-à-dire celles qui, pendant plusieurs générations, avaient été à la tête de leurs tribus, ne perdirent pas par suite de la révolution. Il est vrai que l'opinion de Mahomet sur l'existence de la noblesse avait été chancelante. Tantôt il avait prêché l'égalité complète, tantôt il avait reconnu la noblesse. Il avait dit: «Plus de fierté païenne; plus d'orgueil fondé sur les ancêtres! Tous les hommes sont enfants d'Adam, et Adam a été formé de poussière; le plus estimable aux yeux de Dieu est celui qui le craint davantage36.» Il avait dit encore: «Les hommes sont égaux comme les dents d'un peigne; la force de la constitution fait seule la supériorité des uns sur les autres37.» Mais il avait dit aussi: «Ceux qui étaient nobles sous le paganisme restent nobles sous l'islamisme, pourvu qu'ils rendent hommage à la véritable sagesse» (c'est-à-dire, pourvu qu'ils se fassent musulmans)38. Ainsi Mahomet eut parfois la velléité d'abolir la noblesse; mais il ne le put ou ne l'osa pas. La noblesse subsista donc, conserva ses prérogatives, et resta à la tête des tribus; car Mahomet, loin de songer à faire des Arabes une véritable nation – ce qui eût été impossible – avait maintenu l'organisation en tribus; il l'avait présentée comme émanant de Dieu même39, et chacune de ces petites sociétés ne vivait que pour soi, ne s'occupait que de soi, n'avait d'affaires que celles qui la touchaient. Dans la guerre elles formaient autant de corps séparés, dont chacun avait son drapeau, que portait le chef ou un guerrier désigné par lui40; dans les villes chaque tribu avait son propre quartier41, son propre caravansérai42, et même



<p>29</p>

Abou-Ismâîl al-Baçrî, Fotouh as-Châm, p. 238, 239.

<p>30</p>

Abou-Ismâîl al-Baçrî, p. 237.

<p>31</p>

Abou-'l-mahâsin, t. I, p. 343.

<p>32</p>

Ibn-Adhârî, t. I, p. 34.

<p>33</p>

Nœldeke, Geschichte des Qorâns, p. 204.

<p>34</p>

Burckhardt, p. 160.

<p>35</p>

Burton, Pilgrimage, t. II, p. 86, 109.

<p>36</p>

Caussin, t. III, p. 231.

<p>37</p>

Le même, t. III, p. 507.

<p>38</p>

Ibn-Khaldoun, Prolégomènes (XVI), p. 243.

<p>39</p>

Voyez le Coran, sour. 49, vs. 13.

<p>40</p>

Voyez les exemples que j'ai cités dans mes Recherches, t. I, p. 87, note 2.

<p>41</p>

Voyez le Cartâs, p. 25, Içtakhrî, p. 26, Ahmed ibn-abî-Yacoub, Kitâb al-boldân, fol. 52 v. (article sur Coufa).

<p>42</p>

Ahmed ibn-abî-Yacoub, fol. 64 v.: dja'ala licolli cabîlatin mahrasan.