Название | Mademoiselle de Bressier |
---|---|
Автор произведения | Delpit Albert |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
Mademoiselle de Bressier
PREMIÈRE PARTIE
… Une guerre encore plus
que civile, une cité grande
entre les cités, tournant d'une
main furieuse le fer des siens
contre son cœur!
I
Le bataillon défilait lentement le long de la rue de Rivoli; en tête, le drapeau rouge, suivi d'une musique criarde. Peu de monde aux fenêtres. A peine quelques curieux, çà et là, les mains dans les poches, regardant ces hommes qui s'en allaient à la boucherie. Une petite vendeuse de violettes, adossée contre un magasin, ouvrait ses yeux étonnés, pendant qu'un marchand grommelait tout bas «contre ces gens qui empêchaient les affaires de marcher». De temps en temps passait un officier, au visage rouge, aux paupières injectées, engoncé dans son uniforme galonné. Il disparaissait vite par une rue latérale, poursuivi par des gamins qui criaient. Les promeneurs, très rares, pressaient le pas, vaguement inquiets. Chez les soldats, rien de ce qui relève le moral d'hommes marchant au combat. Tristes, sombres, muets, ils allaient, le front baissé, n'osant pas se regarder les uns les autres, comme si chacun craignait de voir dans les yeux de son voisin le reflet de ses terreurs lugubres.
Au loin, on battait la générale. Un roulement sourd, adouci par la distance, avec quelque chose de funèbre et d'alangui. On eût dit le rappel des condamnés. Et c'étaient des condamnés, en effet, forcés de défendre une cause perdue. Un voile de mélancolie semblait épandu sur la cité, flottant sur les fronts et les consciences. Tout ce monde portait le deuil de quelqu'un ou de quelque chose: peut-être d'un espoir écroulé.
A quelque distance de l'Hôtel de ville, une centaine d'hommes se joignaient au bataillon. Des enragés, ceux-là, trompés sans doute par les proclamations menteuses de la Commune. Il suffisait de voir leur mine conquérante, leurs yeux brillants, leurs fusils très soignés dont le canon d'acier reluisait au soleil. Ils croyaient sérieusement au patriotisme des braillards de clubs; ils croyaient au courage de ceux qui les envoyaient se battre, pendant que certains chefs restaient à l'abri. Il y avait de tout dans cette troupe, décidée à vaincre ou à mourir: des exaltés, grisés par la pensée d'un sacrifice sublime; des égarés, qu'affolaient encore les souffrances physiques et morales du premier siège; surtout, cette écume populacière que les révolutions rejettent sur le pavé des rues, écume noire, pareille à la boue qui surnage à la surface des grands fleuves troublés.
Ils se représentaient l'armée de Versailles à moitié vaincue. Elle s'évanouirait du jour au lendemain, ainsi que les vapeurs grisâtres dissipées par le premier rayon de soleil. Ils riaient, ils chantaient, essayant d'égayer la tristesse de leurs compagnons. Mais bientôt, le découragement des autres les gagnait, les enveloppait, de même qu'un lumineux coteau est assombri bien vite par les brouillards montant de la vallée.
Le bataillon s'arrêta sur la place de la Concorde. Elle se couvrait de soldats. Il en venait de droite, de gauche, par le pont, par le quai, par la rue Royale, et l'avenue Gabriel. Là encore, un dédaigneux abandon. Pas de foule. Les promeneurs ne détournaient point la tête. Les bonnes d'enfants ne s'attardaient plus; elles ne montraient pas aux petits curieux la troupe «de ces militaires», moins placides que les troupiers bonasses.
Cependant, les hommes mettaient la crosse en terre. On commençait l'appel. Les uns et les autres s'étiraient, comme déjà lassés par cette première étape: puis chacun répondait: «Présent!» ou un silence de quelques minutes suivait le nom prononcé. Les absences ne pouvaient guère surprendre. Après six mois de siège, et deux mois de guerre civile, les vides se faisaient nombreux, par la faim, par la fièvre, par la maladie qui décimait les pauvres. On ne comptait même plus ceux qui manquaient. L'homme prend l'habitude de tout, même de la souffrance et du danger.
Tout à coup, le capitaine d'une compagnie appela: «Pierre Rosny!» Et comme personne ne répliquait, il ajouta d'un ton surpris:
– Comment, Pierre Rosny n'est pas là?
Un garde national sortit du rang.
– Pierre nous rejoindra au Point-du-Jour, citoyen. Il a une consultation ce matin pour son fils.
Invoquée pour un autre, cette excuse eût soulevé les rires et les quolibets. Mais il s'agissait de Rosny. Personne ne broncha. C'était un homme convaincu et brave, ayant fait dix fois ses preuves. Nul ne se serait permis de douter de lui. S'il n'était pas venu, c'est qu'il ne pouvait pas venir. On ne suspectait ni la bonne volonté ni le courage de celui-là. Pendant une heure, ce fut une suite ininterrompue de commandements, de contre-ordres, d'appels. Des officiers passaient ventre à terre, s'éloignant dans la direction de la rue Royale; les cantinières allaient d'escouade en escouade, offrant un petit verre d'eau-de-vie rarement refusé. Mais les conversations se faisaient plus rares. Nulle part, on ne sentait l'entrain des premiers jours. Une immense lassitude, qui touchait presque au dégoût, alanguissait les cœurs et les volontés.
Enfin douze batteries d'artillerie parurent, sortant des Tuileries, traînées au grand trot par des chevaux vigoureux. Ce fut un roulement de tonnerre, pendant que les canons filaient le long des Champs-Élysées, leurs gueules de bronze tournées vers ce Paris qu'elles voulaient défendre. Un homme grand, sec, habillé d'une longue redingote noire, fit quelques pas sur la chaussée, jetant un regard aigu sur les bataillons rangés. Il inclinait un peu la tête en marchant, comme si elle eût plié sous le poids d'une responsabilité trop lourde. L'œil, fixe et brillant, s'illuminait par instants de rapides éclairs. On sentait là une volonté qui pensait. Un léger tressaillement nerveux secouait le bas du visage. Alors les lèvres minces et pâles s'entr'ouvraient, montrant des dents très blanches. Cet homme était le citoyen Delescluze, délégué à la guerre. Il monta sur un banc et leva la main. Tous les bataillons s'ébranlèrent les uns après les autres dans un ordre remarquable. A force de se battre, ces ouvriers devenaient des soldats. Puis, sous la volonté puissante de ce révolté, ils sentaient mollir les vieilles rébellions toujours prêtes à bondir dans leurs âmes. La longue file noire s'engagea dans l'avenue des Champs-Élysées où le soleil de mai jetait d'éblouissantes nappes de lumière. L'artillerie semblait plus menaçante parmi cet appareil guerrier, dans ce gai retour du gai printemps. Le ciel bleu riait, la brise tiédie embaumait; les arbres exilés au Rond-Point des Champs-Élysées et au Cours-la-Reine, pouvaient se croire encore dans la profondeur sombre de la forêt natale. «Mai qui fleurit, cœur qui rit», dit la chanson. Les cœurs gémissaient cependant, les yeux pleuraient, et là-bas, dans la grande ville, saignait l'immense troupeau des veuves et des orphelins.
Ce n'était pas fini. La Commune concevait le rêve tragique de s'ensevelir sous les ruines fumantes de Paris. Furieusement, elle poussait ces hommes au combat; ils croyaient mourir pour une Idée, et ne tombaient que pour assouvir l'ambition effrénée de quelques-uns. On racontait que ce jour-là l'armée des rebelles tentait une grande sortie: la sortie de malheureux poussés par des chimères et se ruant vers l'Impossible.
Les pavés de Paris s'entr'ouvraient pour vomir des bataillons. De la Bastille à l'Arc-de-Triomphe, montait une foule énorme, remuante, sombre à l'œil. Ondulante et secouée comme un serpent gigantesque, elle déroulait ses anneaux d'acier d'où sortaient des canons de fusil et des baïonnettes aux reflets sinistres. Mais à la Bastille, les bataillons ne s'embrigadaient pas comme aux Champs-Élysées. Ceux de ce quartier-là formaient l'arrière-garde. Ainsi, dans la rue Jean Baussire qui se tord sur elle-même pour aller du boulevard Beaumarchais à la place, c'étaient des allées et venues sans fin. A la porte d'un petit pharmacien, situé vers le milieu de la rue à côté d'un hôtel borgne, une longue file stationnait, impatiente et souffreteuse. On faisait queue pour les médicaments, maintenant, comme naguère pour le pain et pour la viande. Le pharmacien se hâtait et se démenait, ne sachant où donner de la tête. Aidé de ses deux élèves, il préparait hâtivement les ordonnances, sans intérêt, sans pitié pour les malades, qui attendaient de lui la guérison. A peine eut-il un geste d'empressement, quand un garde national entra, disant:
– La potion est-elle prête?
– Voilà, citoyen Rosny.
Le citoyen Rosny était un homme de quarante ans, grand, brun, pâle, d'une