Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile. Pierre Augustin Caron de Beaumarchais

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Название Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile
Автор произведения Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn http://www.gutenberg.org/ebooks/36826



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grace, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

FIGARO

      Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au Ministre que je faisois, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris, que j'envoyois des énigmes aux Journaux, qu'il couroit des Madrigaux de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étois imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des Lettres est incompatible avec l'esprit des affaires.

LE COMTE

      Puissamment raisonné! et tu ne lui fis pas représenter…

FIGARO

      Je me crus trop heureux d'en être oublié; persuadé qu'un Grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

LE COMTE

      Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu'à mon service tu étois un assez mauvais sujet.

FIGARO

      Eh mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut.

LE COMTE

      Paresseux, dérangé…

FIGARO

      Aux vertus qu'on exige dans un Domestique34, votre Excellence connoît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d'être Valets?

LE COMTE, riant

      Pas mal. Et tu t'es retiré en cette Ville?

FIGARO

      Non pas tout de suite35.

LE COMTE, l'arrêtant

      Un moment… J'ai cru que c'étoit elle… Dis toujours, je t'entends de reste.

FIGARO

      De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talens littéraires, et le théâtre me parut un champ d'honneur…

LE COMTE

      Ah! miséricorde!

FIGARO36

      (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.)

      En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avois rempli le parterre des plus excellens Travailleurs; des mains… comme des battoirs; j'avois interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissemens sourds; et d'honneur, avant la Pièce, le Café m'avoit paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale…

LE COMTE

      Ah! la cabale! Monsieur l'Auteur tombé!

FIGARO

      Tout comme un autre: pourquoi pas? Ils m'ont sifflé; mais si jamais je puis les rassembler…

LE COMTE

      L'ennui te vengera bien d'eux?

FIGARO

      Ah! comme je leur en garde, morbleu!

LE COMTE

      Tu jures! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses Juges?

FIGARO

      On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user d'un pareil ressentiment.

LE COMTE37

      Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.

FIGARO

      C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien Maître. Voyant à Madrid que la république des Lettres étoit celle des loups38, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les Insectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins39, les Envieux, les Feuillistes40, les Libraires, les Censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux Gens de Lettres, achevoit de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restoit; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abymé de dettes et léger d'argent; à la fin41, convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadoure, la Siera-Morena, l'Andalousie; accueilli dans une Ville, emprisonné dans l'autre, et par-tout supérieur aux évènemens42, aidant au bon tems, supportant le mauvais; me moquant des forts, bravant les méchans; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira m'ordonner.

LE COMTE43

      Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?

FIGARO

      L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. Que regardez-vous donc toujours de ce côté?

LE COMTE

      Sauvons-nous.

FIGARO

      Pourquoi?

LE COMTE

      Viens donc, malheureux! tu me perds.

(Ils se cachent.)SCENE IIIBARTHOLO, ROSINE(La jalousie du premier étage s'ouvre, et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.)ROSINE

      Comme le grand air fait plaisir à respirer! Cette jalousie s'ouvre si rarement…

BARTOLO

      Quel papier tenez-vous là?

ROSINE

      Ce sont des couplets de la Précaution inutile que mon Maître à chanter m'a donnés hier.

BARTOLO

      Qu'est-ce que la Précaution inutile?

ROSINE

      C'est une Comédie nouvelle.

BARTOLO

      Quelque Drame encore! Quelque sottise d'un nouveau genre44!

ROSINE

      Je n'en sais rien.

BARTOLO

      Euh, euh! les Journaux et l'autorité nous en feront raison. Siècle barbare!..

ROSINE

      Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.

BARTOLO

      Pardon de la liberté: qu'a-t-il produit pour qu'on le loue? Sottises de toute espèce: la liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina, l'Encyclopédie et les drames45.

ROSINE (le papier lui échappe et tombe dans la rue)

      Ah! ma chanson! ma chanson est tombée en vous écoutant; courez, courez donc, Monsieur; ma chanson! elle sera perdue.

BARTOLO

      Que diable aussi, l'on tient ce qu'on tient.

(Il quitte le balcon.)ROSINE regarde en dedans et fait signe dans la rue

      S't, s't (le Comte paroît), ramassez vîte et sauvez-vous.

      (Le Comte ne fait qu'un saut, ramasse le papier et rentre.)

BARTOLO sort de la maison et cherche

      Où donc est-il? Je ne vois rien.

ROSINE

      Sous le balcon, au pied du mur.

BARTOLO46

      Vous me donnez-là une jolie commission! Il est donc passé quelqu'un?

ROSINE

      Je n'ai vu personne.

BARTOLO, à lui-même

      Et moi qui ai la bonté de chercher… Bartholo, vous n'êtes qu'un sot, mon ami: ceci doit vous apprendre à ne jamais ouvrir des jalousies sur la rue. (Il rentre.)

ROSINE, toujours au balcon

      Mon excuse est dans mon malheur: seule, enfermée, en butte à la persécution d'un homme odieux, est-ce un crime



<p>34</p>

Variante 10.

<p>35</p>

Variante 11.

<p>36</p>

Variante 12.

<p>37</p>

Variante 13.

<p>38</p>

Variante 14.

<p>39</p>

Mot fabriqué par Beaumarchais à l'adresse du censeur Marin, l'un de ses adversaires dans l'affaire Goëzmann.

<p>40</p>

Encore un mot inventé pour désigner les journalistes, les critiques, etc., qu'il appelle encore «les puces» dans le manuscrit du Théâtre-Français.

<p>41</p>

Variante 15.

<p>42</p>

Variante 16.

<p>43</p>

Variante 17.

<p>44</p>

Bartholo n'aimoit pas les drames. Peut-être avoit-il fait quelque Tragédie dans sa jeunesse. (Note de Beaumarchais.)

<p>45</p>

Variante 18.

<p>46</p>

Variante 19.