Un Coeur de femme. Paul Bourget

Читать онлайн.
Название Un Coeur de femme
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

réveillée mère, avant le terme, d'un enfant qui n'avait pas vécu trois semaines. C'était, n'est-ce pas, de quoi demeurer à jamais brisée. Mais si terribles ou si étranges qu'ils soient, les événements de notre vie ne créent rien en nous. Tout au plus exaltent-ils ou dépriment-ils nos facultés innées. Même heureuse et comblée, Mme de Tillières eût toujours été cette créature d'effacement, de demi-teinte, d'étroit foyer, presque de réclusion. Quand ce goût de se tenir à l'écart n'est pas joué, il suppose une délicatesse un peu souffrante du cœur chez des femmes aussi bien nées que Juliette, aussi belles, aussi riches, – elle et sa mère possédaient plus de cent vingt mille francs de rente, – et par conséquent aussi vite emportées dans le tourbillon. Ces femmes-là ont dû sentir, dès leurs premiers pas, ce que la grande vie mondaine comporte de banalités, de mensonge et aussi de brutalités voilées. Un instinct a été froissé en elles, tout de suite, qui les a fait se replier; elles réfléchissent, elles s'affinent, et elles deviennent par réaction de véritables artistes en intimité. Ce leur est un besoin que toutes les choses dans leur existence, depuis leur ameublement et leur toilette jusqu'à leurs amitiés et leurs amours, soient distinguées, rares, spéciales, individuelles. Elles s'efforcent de se soustraire à la mode ou de ne s'y soumettre qu'en l'interprétant. Elles vivent beaucoup chez elles et s'arrangent pour que ce soit comme une faveur d'y être reçu. Comment s'y prennent-elles? C'est leur secret. Elles arrivent aussi, en se faisant désirer, à ce que leur présence dans un salon soit une autre faveur. Ce gentil manège ne va pas pour elles sans quelque danger, celui d'abord d'attacher une importance excessive à leur personne, et celui, en pensant trop à leurs sentiments, de développer dans leur âme des maladies d'artifice et de complication. Mais le commerce de ces femmes offre d'infinis attraits. Ne suppose-t-il pas un choix qui, par lui seul, est une constante flatterie pour l'amour-propre de leurs amis? Puis il abonde en menues attentions, en gâteries quotidiennes. Connaissant par son détail le caractère de tous ceux qui les approchent, leur tact vous épargne le froissement même le plus léger. Elles sont, quand on a vécu dans leur sphère d'affection, indispensables et irremplaçables. Elles laissent derrière elles, quand elles ont disparu, un souvenir aussi profond qu'il est peu étendu, et telle fut la destinée de Juliette. Encore aujourd'hui, si vous rencontrez les plus fidèles d'entre les habitués du petit salon de la rue Matignon, le peintre Félix Miraut, le général de Jardes, M. d'Avançon, l'ancien diplomate, M. Ludovic Accragne, l'ancien préfet, racontez-leur, pour voir, quelque anecdote qui prête aux commentaires; s'ils sont en confiance, la causerie ne s'achèvera pas sans qu'ils vous aient dit:

      – «Si vous aviez connu Mme de Tillières…»

      Ou bien:

      – «Voilà des gens que l'on était sûr de ne pas rencontrer chez Mme de Tillières…»

      Ou bien:

      – «Je n'ai vu que Mme de Tillières qui…;» mais n'insistez pas, sinon vous les verrez prendre une physionomie d'initiés et revenir à la matière habituelle de leur entretien: Miraut à son dernier tableau de fleurs; de Jardes à son nouveau projet d'armement; d'Avançon à sa mission secrète en Italie, après Sadowa; Ludovic Accragne à l'œuvre de l'hospitalité de nuit dont il est un agent très actif. Il semble qu'ils aient pris, à l'école de leur amie d'autrefois, ce goût de discrétion que les femmes de cette nature exigent chez leurs dévots. D'ailleurs, le peintre avec son langage trop concret, trop imagé, le général avec sa parole technique, le diplomate avec la politesse de ses formules, et l'ex-fonctionnaire avec la raideur administrative des siennes, seraient-ils capables de vous traduire cette chose exquise qui est le charme et que Mme de Tillières possédait à un degré unique? Le charme! Une femme seule, quand elle en a beaucoup aimé une autre, – cela se trouve, – peut faire revivre dans quelque confidence à mi-voix ce rien de mystérieux, cette magie de grâce qu'enveloppe ce mot par lui-même indéfinissable. Pour évoquer Mme de Tillières, dans ce qui fut l'innocente et durable sorcellerie de sa séduction, c'est à Mme de Candale qu'il faut s'adresser, quand elle consent à en parler, ce qui n'arrive guère, car cette pauvre Sainte redoute souvent ce souvenir comme un remords. Il nous est si difficile, quand la fibre du scrupule tressaille en nous, de ne pas nous considérer un peu comme la cause des malheurs dont nous avons été l'occasion, et que de fois la fine comtesse s'est revue en pensée sonnant à la porte de «son amie» par cette après-midi claire de mars, et chaque fois c'est pour songer: – «Si pourtant nous ne nous étions pas parlé ce jour-là! Si je n'étais pas venue rue Matignon!» Faut-il appeler hasard, faut-il appeler destinée ce jeu continuel et inattendu des événements les uns sur les autres, qui veut que tout le malheur ou tout le bonheur d'un être dépende parfois du glissement d'un cheval sur le pavé, de la maladresse d'un cocher, du bris d'un brancard de voiture et d'une visite qui en est résultée?

      Hasard, destinée ou providence, il est certain que Mme de Candale ne remuait ni ces idées-là, ni aucun pressentiment douloureux sous la capote mauve qui coiffait si coquettement sa tête blonde, lorsque le valet de pied l'introduisit à travers le grand salon d'abord, puis dans l'autre, le plus petit, où Juliette se tenait comme à l'ordinaire. Cette dernière écrivait, assise à un étroit bureau placé à l'abri d'un paravent bas et dans l'angle de la porte-fenêtre, si bien qu'il lui suffisait de lever les yeux pour voir le jardin. Les arbres, par ce clair jour bleu du premier printemps, poussaient déjà leurs bourgeons lilas à la pointe de leurs branches encore noires. Le vert gazon perçait la terre brune de ses brins rares et courts, et, comme un simple mur revêtu de lierre séparait le jardinet de deux jardins plus vastes, développés eux-mêmes jusqu'à la rue du Cirque, c'était presque sur un fond de parc défeuillé que se détachait son joli visage, lorsque, ayant aperçu Mme de Candale, elle se leva pour la prendre dans ses bras avec un petit cri de joyeuse surprise.

      – «Regarde,» disait-elle, «je suis habillée. J'attends ma voiture. J'allais passer chez toi pour avoir de tes nouvelles…»

      – «Et tu ne m'aurais pas trouvée,» répondit la comtesse, «et puis il n'y aurait eu personne pour te raconter que, telle que tu me vois, tu as peut-être failli ne plus me voir jamais.»

      – «Quelle folie!»

      – «Mais c'est que je viens d'échapper tout simplement à un gros danger.»

      – «Tu me fais peur…»

      Et Gabrielle de commencer le récit, – légèrement romancé, comme tous les récits de femme, – de son accident de voiture, tandis que Juliette l'écoutait en ponctuant ce discours de légères exclamations. C'était bien le plus doux nid pour un intime entretien d'amies, et d'amies vraies comme ces deux-là, que cette pièce attiédie toute la matinée par le soleil de mars et réchauffée maintenant par la flamme paisible d'un feu nourri de longues et larges bûches. Vous y auriez cherché en vain le fouillis d'étoffes et de bibelots un peu disparates habituel aux Parisiennes d'aujourd'hui. Par une spirituelle fantaisie d'aristocratie, la marquise avait tout simplement transporté rue Matignon l'ameublement d'un des boudoirs de Nançay, en sorte que les moindres détails, dans ce petit salon, révélaient le goût du temps de Louis XVI, – époque où le château a été restauré par l'aïeul de Mme de Tillières, Charles de Nançay, le protecteur de Rivarol. Les teintes blanches et un peu neutres de ces bois gracieusement ouvrés, les nuances bleues des étoffes vieillies s'harmonisaient avec les quelques portraits anciens appendus aux murs dans leurs cadres dédorés. Juliette avait-elle eu l'intuition que ce décor d'il y a cent ans convenait mieux qu'un autre au caractère particulier de sa beauté? Il est certain qu'avec un nuage de poudre sur ses cheveux blonds, – d'un blond aussi cendré que le blond des cheveux de Gabrielle était doré, – avec une mouche au coin de sa bouche fine, avec du rouge à sa joue rosée, avec des mules hautes à ses pieds si minces et une robe à la Marie-Antoinette autour de sa souple taille, elle eût paru la contemporaine de la célèbre marquise Laure de Nançay, dont le portrait faisait, sur la cheminée, pendant à celui du marquis Charles. Et même sans mouches ni poudre, sans rouge et sans mules, elle ressemblait, d'une ressemblance presque inquiétante, à cette arrière-grand'mère, si indignement récompensée de la plus romanesque passion, – dans un temps qui ne l'était guère, – par un passage affreux des mémoires de Tilly!