Un Coeur de femme. Paul Bourget

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Название Un Coeur de femme
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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alors ouvre les yeux. Elle tremble de s'être trompée sur la nature de ses sentiments, et trop tard! Heureuse encore celle en qui cette pensée s'éveille, hors de tout motif étranger et sans que le charme émané d'un autre homme soit le principe secret de ce soudain désenchantement! Toutefois, si Juliette eut dans ses prunelles claires, qui fixaient avidement la glace, ce passage du plus amer regret qui puisse traverser une âme fière, Henry de Poyanne ne le remarqua pas lorsqu'il se rapprocha d'elle, – non, pas plus que le maître d'hôtel qui apportait, dans ces soirées de tête-à-tête, le plateau en argent chargé de la bouilloire, de la théière, des gâteaux, avec le flacon d'eau-de-vie et l'aiguière de boisson glacée parmi les verres et les tasses.

      – «Vous avez beaucoup travaillé, voulez-vous que je vous prépare votre grog?» dit la jeune femme en se retournant vers le comte et lui montrant le plus joli sourire de gâterie. Ces sourires-là peuvent-ils être qualifiés d'hypocrites? Ils ont pour but d'épargner d'inutiles peines, et celles qui les ont aux lèvres se croiraient coupables d'y laisser monter leur secrète amertume. Elles ne savent pas sur quel chemin elles s'engagent à la première minute où elles commencent de ne plus avoir le regard et le visage de leur cœur, ne fût-ce que pour accomplir cette insignifiante action d'offrir une boisson familière à celui qu'elles veulent encore charmer.

      – «Volontiers,» répondit le comte à l'offre de son amie; et il se mit à la regarder à son tour, qui de ses fines mains commençait de verser l'eau chaude dans un verre russe à gaine de vermeil ciselé, puis y broyait les morceaux de sucre avec la cuiller. Elle était adorable d'attitude, assise près du plateau, et plus pareille que jamais à un pastel de l'autre siècle avec l'or pâli de ses cheveux. Ses beaux bras dégagés des manches avaient de si gracieuses souplesses, l'harmonie de sa toilette noire et rose avec son teint un peu animé par la flamme du foyer était si délicatement voluptueuse que, presque malgré lui, le comte se rapprocha d'elle:

      – «Comme vous êtes jolie ce soir,» lui dit-il, «et quel bonheur de me retrouver auprès de vous au sortir de cette aride et dure politique!»

      Tout en parlant, il se penchait pour lui prendre un baiser; mais elle, détournant la tête avec un geste de légère impatience:

      – «Prenez garde,» fit-elle, «vous êtes si maladroit que vous allez me faire répandre tout ce flacon.»

      Elle était en effet sur le point de verser dans le grog une cuillerée d'eau-de-vie, à la seconde où Poyanne s'était appuyé pour l'embrasser sur le dossier de sa chaise. Ce n'était rien, ce petit mot, et il n'y avait qu'un peu de mutinerie coquette dans le mouvement par lequel elle lui déroba son visage et laissa le baiser effleurer seulement la soie souple de ses cheveux. Pourtant, il s'éloigna aussitôt, en proie à une pénible impression, celle de l'amant dont la maîtresse ne vibre pas à l'unisson de son cœur, à lui. Oui, ce n'était rien, ce geste de retraite; mais quand des scènes semblables de gracieuse rebuffade se sont produites une centaine de fois, cet amant finit par éprouver une peur horrible, celle de déplaire, qui éteint le feu des regards, contracte le cœur et ferme la bouche aux paroles d'amour. Là résidait le principe du malentendu qui devait de plus en plus séparer ces deux êtres. Sans y réfléchir et obéissant à cette instinctive diminution de tendresse qu'elle subissait depuis tant de jours, Juliette infligeait trop souvent ces refus de caresse à cet homme qu'elle accusait ensuite en elle-même d'indifférence. Elle continuait à préparer le breuvage promis, piquant avec la pointe de la fourchette une des tranches de citron déposées dans une assiette, puis ayant goûté au grog du bout des lèvres:

      – «Vous voyez,» dit-elle d'un air de reproche, «il est trop fort, vous me l'avez fait manquer, et il faut que je vous en prépare un autre.»

      – «Ne vous donnez pas cette peine,» répondit-il, en faisant mine d'approcher.

      – «Cette fois,» reprit-elle, «je vous défends de bouger et de me gêner dans ma petite cuisine.»

      – «On vous obéira,» dit-il; et, accoudé sur le marbre de la cheminée, il la regarda de nouveau sans qu'elle donnât plus d'attention à ce regard qu'il n'en avait donné lui-même tout à l'heure à l'expression de ses yeux, à elle, en train de fixer la glace. Il se rendait bien compte que d'avoir détourné la tête de son baiser n'était qu'une taquinerie, qu'un enfantillage. Et cependant cet enfantillage allait suffire, il le comprenait, à empêcher qu'il ne prononçât, ce soir, une certaine phrase. Des lettres reçues dans la matinée lui avaient appris que sa présence était réclamée dans le Doubs pour une double élection au Conseil général. Il s'agissait d'enlever ces deux sièges à des adversaires politiques au profit d'hommes qui, appuyés de son éloquence, passeraient sans doute, et il prenait trop au sérieux sa mission de leader pour manquer à ce devoir. Il était venu rue Matignon avec le projet de demander un rendez-vous à Mme de Tillières afin de lui dire adieu, avant son départ, ailleurs que chez elle, et maintenant, sur ce simple recul en arrière à l'approche de son baiser, il se sentait incapable d'articuler ce désir. Cette timidité passionnée, même dans des rapports qui semblent l'exclure nécessairement, eût fait sourire un héros de galanterie, Casal, par exemple, si quelque confidence l'eût initié à ce tête-à-tête du comte et de Juliette. Elle constitue néanmoins un phénomène sinon commun, cependant assez fréquent pour qu'il mérite d'être analysé dans ses causes.

      Chez certains hommes, et Poyanne était du nombre, très purs dans leur jeunesse et plus tard trahis cruellement, il s'établit une défiance d'eux-mêmes presque invincible, et ce malaise se traduit par une pudeur plus féminine que masculine à l'égard des réalités physiques de l'amour. La passion ne s'éveille chez eux qu'accompagnée d'une anxiété presque douloureuse, et cette anxiété leur rend facilement presque intolérables les circonstances extérieures que comporte la possession. Rien de plus inintelligible à un libertin que cette délicatesse quasi morbide qui ne s'abolit que dans le mariage. La vie conjugale, avec sa cohabitation quotidienne et son intimité avouée, épargne seule à ces malades de scrupule l'angoisse toujours croissante du rendez-vous à demander, et, quand ils l'ont obtenu, le remords de la faute où ils entraînent leur chère complice. Après des années de liaison, Henry de Poyanne en était là que son cœur battait à se rompre au moment de prononcer cette simple petite phrase:

      – «Quand vous verrai-je chez nous?..»

      Pourtant ce «chez nous» signifiait le plus délicat des aménagements, le mieux fait pour sauvegarder les susceptibilités les plus effarouchées. Juliette lui avait appartenu pour la première fois à Nançay, dans la dangereuse solitude de quinze jours passés là, sous les yeux indulgents d'une mère incapable d'un soupçon. La jeune femme avait cédé à ce mouvement irrésistible de charité exaltée que provoquent chez les nobles cœurs les confidences trop mélancoliques. C'est alors un désir presque fou d'abolir dans une autre âme un passé d'affreuse détresse. Elle s'était donnée ainsi par une ivresse de pitié, par une de ces surprises qui demeurent souvent sans lendemain, mais seulement quand elles se rencontrent, comme il arrive, avec l'habitude des aventures. Si contradictoires que puissent paraître les termes de cette observation: plus une femme est galante, plus elle a de force pour se reprendre quand elle s'est une fois livrée. Juliette, elle, s'était considérée comme engagée pour la vie par ce premier sacrifice. Mais ç'avait été un sacrifice tout de même, et Poyanne avait voulu que cette intrigue, qu'il considérait comme un mariage secret, ne fût souillée d'aucune des vulgarités qui représentent l'horrible rançon des amours coupables. Il avait choisi, à Paris, pour y recevoir son amie, un logis dans une des rues solitaires de Passy, au rez-de-chaussée, avec une porte qui ouvrait avant celle du concierge, afin qu'elle n'eût à craindre l'insolence d'aucun regard. Il avait garni cet appartement de meubles précieux, pour qu'au jour de leur mariage officiel, si ce jour devait jamais venir, ces meubles pussent prendre place dans leur maison de famille et rattacher à leur existence d'époux le souvenir sanctifié de leur affection cachée. Cependant, il n'avait jamais attendu sa maîtresse dans cet asile sans frémir d'appréhension à l'idée qu'un passant pouvait la voir qui descendait furtivement d'un fiacre à la porte! En venant ainsi le retrouver, elle ne trahissait aucun serment, puisqu'elle était libre. Elle ne trompait pas un mari confiant, elle ne délaissait pas des enfants négligés, mais il lui fallait mentir à sa mère, puisque les