Pastels: dix portraits de femmes. Paul Bourget

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Название Pastels: dix portraits de femmes
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn http://www.gutenberg.org/ebooks/37468



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amoureuse folle de l'écrivain à travers ses livres, et elle ne m'avait fait inviter par Figon que pour me demander sans doute de lui ménager un rendez-vous avec l'objet de son culte. Je n'en doutai plus lorsque au dessert elle posa sa serviette devant elle et dit:

      – «Ah! que j'ai chaud!.. Monsieur Larcher, voulez-vous me tenir compagnie un petit quart d'heure sur la terrasse?.. Ah!» fit-elle, quand nous fûmes accoudés sur la balustrade parmi les feuillages, et tandis que le rire de nos compagnons abandonnés nous arrivait à travers les fenêtres, «quelle vie! Et qu'ils sont bêtes!.. J'ai un de mes petits amis qui m'appelle toujours: Sa pauvre Beauté… Beauté, je ne dis pas, mais pauvre, ah! que c'est vrai!»

      Elle prit une rose qu'elle avait piquée à son corsage au commencement du dîner et se mit à en mordre les pétales avec colère, en fronçant le sourcil. Au-dessous de nous, les tables, dont nous apercevions les blanches nappes à travers la verdure, retentissaient d'un bruit de fourchettes et de couteaux. Les tsiganes continuaient de jouer, et Gladys, après avoir jeté la rose défeuillée à terre, reprit en s'éventant doucement:

      – «Je vous ai dit que j'étais une si mauvaise cocotte et voilà que je vous parle comme au premier acte de la Dame!.. Est-ce assez peu dans la note, une femme habillée par Laferrière, dont les journaux parlent en l'appelant la belle Gladys, qui va au Bois avec des chevaux à elle, à qui l'on vient de payer ses dernières dettes et qui se plaint…? Et tout cela parce que j'ai pensé à mon histoire avec Jacques Molan… Ne me regardez pas en ayant l'air de me dire: Mais alors pourquoi me demandiez-vous quel homme c'est…? Toute cette histoire s'est passée là…» elle se toucha le front avec la pointe de son éventail, «et là,» et elle mit ce même éventail contre son cœur!.. «Je ne l'ai jamais vu, je ne lui ai jamais parlé, je ne lui ai jamais écrit… et pourtant c'est tout un petit roman… Voulez-vous que je vous le conte?..» demanda-t-elle en me coulant un regard de côté. Il était un peu trop visible que tout dans cette partie fine avait été organisé en vue de ce mot-là, depuis l'invitation de Figon jusqu'à l'appel sur la terrasse. Mais ce qui me fit lui pardonner la ruse de cette petite mise en scène, c'est qu'elle en avait un peu honte et aussi qu'elle me l'avoua ingénument.

      – «Oui,» dit-elle comme répondant à ma pensée, «quand j'ai désiré vous voir, c'était un peu pour cela, mais si je vous avais trouvé moqueur, vous n'auriez rien su… Que voulez-vous? Je sens que vous êtes bon et que nous serons amis…»

      J'étouffai un soupir sous prétexte de lancer une bouffée du cigare que je fumais. Ce n'était pas tout à fait le rôle auquel je m'étais préparé que celui de confident. Mais le naturel de cette fille, l'espèce de poésie qui se dégageait d'elle dans ce milieu si contraire à toute poésie, l'originalité de cette confession sentimentale dans ce décor, avec ces viveurs à côté, cette nuit douce, le bruit des dîners et des voitures mêlé à la musique des tsiganes, tout contribuait à me rendre aimables ces quelques minutes, et ce fut de bonne foi que je pris la petite main de Gladys et que je la lui serrai en lui disant:

      – «Moi aussi, je crois que nous serons amis… Dites votre roman et n'ayez pas peur. Je ne me suis jamais moqué que de moi-même…»

      – «J'avais vingt ans…» commença Gladys après s'être recueillie. Je redoutai ce début, comme celui d'un récit appris par cœur; mais non. Tout de suite, je vis que ses souvenirs affluaient en foule et la troublaient. Elle les avait devant elle et non plus moi, et elle continuait: «J'avais vingt ans, il y a des jours et des jours de cela… Ne me faites pas de compliments, beaucoup de jours. Comptez onze fois trois cent soixante-cinq… Je vivais à Paris et j'étais sage, très sage… J'habitais avec ma sœur aînée Mabel. C'est depuis qu'elle est morte que je suis devenue ce que je suis… Comment nous étions venues à Paris, toutes deux seules, malheureuses petites créoles, presque de petites négresses blanches, ça, c'est un autre roman, celui de ma vie… Mon père était un ingénieur anglais qui avait fini par aller chercher fortune au Chili; là, il avait rencontré ma mère, une octavonne… Vous voyez qu'il n'y a pas beaucoup de sang noir sous ces ongles,» et elle les fit briller à la lumière de mon cigare comme des chatons de bague, «mais il y en a tout de même. – Après des hauts et des bas, nous avions tout perdu. Nos parents étaient morts et nous étions ici pour recouvrer une créance sur le Gouvernement français… Mon père avait travaillé pour vous aussi. Pauvre père! A-t-il eu du mal dans sa vie et pour que sa fille préférée fût la Gladys qui vous raconte toute cette histoire!.. Enfin, nous vivions comme je vous ai dit, Mabel et moi, et nous n'avions pas un sou, pas ça,» insista-t-elle en faisant craquer son ongle contre une de ses dents dont la nacre brilla entre ses lèvres fraîches. «Toutes nos misérables ressources avaient été mangées. La créance? Chimère, et nous vivions… Comment?.. Aujourd'hui que je dépense soixante mille francs par an, rien que pour ces chiffons…» et elle battit ses jupes souples de sa main et avança son pied, «je me demande comment nous ne sommes pas mortes de faim, de froid, de dénûment. Pensez donc, Mabel avait trouvé une place d'aide à la vente dans un bureau de tabac, sur les boulevards. Elle n'avait pas voulu que je l'acceptasse. – «Non, tu es trop jolie,» m'avait-elle dit, et je tenais le ménage. Ne le dites pas à Figon,» ajouta-t-elle en riant, «il me diminuerait s'il savait que ces mains,» et elle les montra encore, «ont fait la cuisine chez nous pendant deux ans… Nous occupions trois petites chambres dans une impasse derrière Saint-Philippe-du-Roule. Et je travaillais aussi, à quoi? A ces petits ouvrages de femmes que l'on peut faire sans avoir appris de métier: j'ai brodé, j'ai bâti des robes de poupée, j'ai assorti des perles, j'ai donné quelques leçons d'anglais, et aussi fait des traductions de romans, moi, Gladys Harvey!..» Elle prononça ces mots comme Louis XIV disait: Moi, le Roi!.. «Et à travers tout cela, j'avais le temps de me parer. Je n'ai jamais été aussi jolie qu'alors, avec une certaine robe que j'avais coupée et cousue moi-même; je la vois encore, toute bleue, et qui fut perdue en une fois, parce que je l'avais mise pour sortir, par une après-midi de dimanche, au printemps. La pluie nous prit en plein bois de Boulogne et nous n'avions pas sur nous, Mabel et moi, de quoi seulement entrer à l'abri dans un des cafés qui se trouvent de ce côté-là. Quand je passe dans mon coupé le long de cette allée, et que je me souviens de mon désespoir, croyez-vous que je regrette cette bonne misère et nos dîners en tête-à-tête, ces dimanches? Une semaine sur deux, Mabel avait un jour de congé, et c'était alors, dans notre petite salle à manger, une fête à ravir nos bons anges: – deux chaises de paille, une table de bois blanc que nous couvrions d'une serviette, et nous restions des heures à causer longuement, doucement, à nous sentir si près l'une de l'autre, dans cette grande ville dont nous entendions la rumeur qui nous rappelait le bruit de la mer, là-bas, – pouvions-nous dire dans notre pays, puisqu'il ne nous y restait plus rien, rien que de si tristes souvenirs?

      «Oui, c'étaient de bonnes heures, mais trop rares. J'étais trop seule. C'est ce qui m'a perdue, et puis, voyez-vous, avec mes airs de me moquer de tout, que je prends si souvent, il n'y a pas plus rêveuse que moi, – ou plus gobeuse, un mot que vous n'aimerez peut-être pas, mais il est si vrai! J'ai toujours eu un coin vert dans le cœur, et dans ce coin vert une marguerite, que j'ai passé des heures à effeuiller, vous savez, comme les petites filles: il m'aime un peu, passionnément, pas du tout… Hé bien! Jacques Molan a été ma première marguerite… Voici comment. Je vous ai dit que je faisais quelques traductions de romans anglais. Cette besogne m'avait mise en rapport avec un cabinet de lecture de la rue du Faubourg-Saint-Honoré où j'ai bien pris trois cents volumes de la collection Tauchnitz. En ai-je dévoré de ces récits où l'on boit des tasses de thé à chaque chapitre, où il y a un vieux gentleman qui prononce la même plaisanterie avec le même tic dans sa physionomie, où la jeune fille et le jeune homme se marient à la fin, après s'être aimés gentiment, convenablement, durant trois tomes! Et je dégustais cela comme les rôties que je me beurrais moi-même, à l'imitation des héroïnes, pour mon déjeuner. Jugez maintenant de l'effet que dut produire sur une pauvre petite Anglaise sentimentale, qui n'avait jamais ouvert un livre français, la lecture de ce Cœur brisé dont nous parlions tout à l'heure. Pourquoi je demandai ce roman-là plutôt qu'un autre? A cause du titre peut-être, et puis je suis fataliste, voyez-vous. Il était dit que ce serait là ma première folie. Car c'en fut bien une, que cette lecture. Je la commençai à deux heures de l'après-midi, en rentrant