La terre promise. Paul Bourget

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Название La terre promise
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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parvienne par cette débauche de la rêverie, par cette folie du libertinage intellectuel, à un mélange unique de corruption et de naïveté. Les nuances les plus subtiles de la galanterie lui sont familières; il n'ignore rien des roueries de la séduction, rien des complexités dont les théoriciens du cœur ont étalé les anatomies. En même temps il garde comme une virginité d'émotion réelle qui tient à l'âge, à l'innocence physique de ses jours et de ses nuits. Francis en était là, de sa crise de jeunesse, compliquée chez lui du souvenir de ses sensualités précoces, lorsque sa sœur Julie Archambault rencontra Pauline Raffraye, très mal mariée elle aussi, et elles se lièrent d'une de ces amitiés enthousiastes, comme la communauté d'un triste destin, le besoin de confidences et de sympathie, la sensation de l'hostilité ou de l'indifférence du monde en créent si aisément, si rapidement entre deux femmes jeunes, désœuvrées et délaissées. Les lettres de Julie étaient pour Francis les grands événements de son exil. Elle écrivait avec tant de grâce dans l'esprit et elle comprenait si bien, avec une telle indulgence, certaines choses subtiles du cœur de son frère, celles qu'il pouvait lui dire. À partir de ce moment, ces lettres furent pleines de Pauline, comme dans les conversations de Julie avec Pauline sans cesse il était question de Francis. Le hasard redoubla la curiosité que Mme Raffraye et Nayrac devaient naturellement ressentir l'un pour l'autre. Lors des deux voyages que le jeune homme fit à Paris, après que sa sœur fut devenue l'amie préférée de Pauline, cette dernière était absente. Puis une circonstance qui eût suffi à troubler deux êtres absolument indifférents les rapprocha. Mme Archambault fut emportée en quelques jours par une fièvre typhoïde, et dans cette chambre d'agonisante, Francis, revenu d'Allemagne en toute hâte, aperçut pour la première fois la svelte silhouette de Pauline, ses cheveux châtains, son beau visage un peu trop pâle, mais animé par des yeux clairs presque gris, d'une si attirante tristesse. De tous temps les poètes se sont accordés avec les physiologistes pour marquer le lien mystérieux qui unit les émotions de la mort à celles de l'amour. Est-il besoin de faire appel aux énigmatiques puissances de la nature pour constater que chez les femmes vraiment tendres le plus dangereux auxiliaire de la chute est la pitié, comme le désespoir d'une perte irréparable est pour l'homme le plus compliqué un irrésistible conseiller d'éloquence simple? Francis et Pauline pleurèrent ensemble. Elle le vit souffrir et elle le plaignit. Il la vit le plaindre et il en fut pénétré. Elle était si jolie, si fine. Ses rapports étaient si tristes avec Raffraye, banal et brutal viveur, qui, l'ayant épousée pour son argent, était aussitôt retourné aux filles, après un de ces drames d'alcôve qui laissent chez une jeune femme une inexprimable rancune. Trouver alors chez un autre homme de caressantes, de délicates manières, une intelligence des nuances du cœur à demi féminine, voir souvent cet homme dans une familiarité émue que l'on ne pense pas à se reprocher, parce que le principe en est si noble, – c'est une épreuve redoutable et un péril très grand. Julie était morte au mois de mars. Au mois de mai, Francis n'avait pas quitté Paris. Il avait obtenu du ministère un congé illimité. Il était l'amant de Mme Raffraye.

      Tristes amours, et qui, commencées dans les larmes et dans une atmosphère de mort, devaient continuer dans les larmes aussi, la torture intime, les pensées amères, et finir sur la haine honteuse que l'adultère fait trop naturellement sortir de ses ténèbres! Aujourd'hui encore, et après des mois et des mois, quand Francis avait su la présence inattendue de Pauline, c'est la mémoire de cette haine qui l'avait secoué d'un tel frisson, tant il en avait eu le cœur empoisonné jusque dans les fibres les plus secrètes, et, en y songeant, comme il faisait dans cette après-midi de solitude, il n'arrivait même pas à comprendre la raison profonde des étranges troubles auxquels avait abouti presque aussitôt l'espérance, coupable sans doute, mais pourtant si haute, lui semblait-il à distance, de ce début de tendresse. Malgré cette perspective du temps qui permet de tout pardonner, parce qu'elle permet de discerner l'élément de fatalité mêlé aux plus réfléchis de nos actes, il ne se rendait pas compte qu'un malentendu, en apparence insignifiant, en réalité irrémédiable, avait voué par avance cet amour aux crises les plus douloureuses. Pauline et Francis s'étaient en effet aimés, idolâtrés, possédés, avant, pour ainsi dire, de se connaître l'un l'autre. Leurs cœurs s'étaient donnés et leurs personnes, avant qu'ils eussent acquis une notion exacte sur leurs caractères. La jeune femme ne savait du jeune homme que les traits dont lui avait parlé Julie. Elle avait vu en lui un frère désespéré, un isolé sans bonheur, un romanesque resté sans roman. Il était tout cela, mais aussi une sensibilité infiniment complexe et blessable, une imagination corrompue, défiante déjà et tourmentée, un soupçonneux et un inquiet, un esprit horriblement gâté par l'abus de la réflexion et de la rêverie, enfin une âme maladroite au bonheur, dans laquelle une passion mêlée de sensualité devait tourner à la jalousie avec une effrayante facilité. Lui-même, qu'avait-il vu dans Pauline? La douce confidente d'une sœur chérie, une enfant liée toute jeune et avant de savoir rien de la vie à une meurtrière, à une imbrisable chaîne, une créature froissée et mutilée dans ses meilleures délicatesses, dans ses plus généreuses susceptibilités. Et elle était bien tout cela, mais aussi une femme du monde, riche, élégante, touchée de frivolité, habituée depuis ses six années d'un mauvais ménage à l'étourdissement des sorties continuelles, dîners, visites, spectacles, – stériles plaisirs qui deviennent des besoins quand ils permettent de fuir un intérieur détesté! Enfin c'était, pour avouer la vérité entière, une de ces coquettes naïvement vaniteuses, qui veulent briller parce qu'elles veulent plaire, et que cet innocent désir entraîne trop souvent, dans une société un peu libre, à ces riens de familiarité si aisés à calomnier. Il semblait qu'avec l'invasion d'un sentiment nouveau ces petits défauts dussent disparaître, et il en eût été ainsi sous l'influence d'un amant plus logique et plus simple que Francis. Ils s'exagérèrent au contraire à cause de ce qu'il y avait peut-être de meilleur dans son caractère. Il n'était pas fait, malgré la corruption sentimentale où sa rêverie s'était trop complu, pour être l'amant de la femme d'un autre. Il avait été très chrétien dans sa première jeunesse, et, par un contraste étrange, mais assez fréquent, tout en ne rêvant qu'à l'amour depuis des années, et en ne le concevant guère que sous ses formes défendues, il avait gardé au fond de lui une espèce d'appréhension des choses de la chair, un intime besoin d'harmonie entre sa conscience et ses passions. Cette singularité est commune à la plupart des hommes qui furent vraiment pieux. Ils restent toujours prêts à souffrir de la faute que la femme la plus aimée commet, même en leur faveur. Les compromis d'honnêteté que l'adultère suppose leur sont intolérables, et ils ne se prêtent qu'avec une secrète révolte aux combinaisons commodes qui font du ménage à trois la solution la plus confortable du problème amoureux et conjugal. Francis y mêla tout de suite un peu de cette folle jalousie de l'amant pour le mari, sentiment auquel il avait trop pensé par avance pour s'en épargner la torture. S'il consentit donc à venir en visite chez Mme Raffraye, il lui fut impossible d'accepter une intimité quelconque avec Albéric Raffraye. Il s'arrangea pour ne presque jamais rencontrer cet homme qu'il trompait en le méprisant, mais qu'il trompait tout de même et d'une manière irréparable. Il en résulta que leur liaison fut dominée par une anomalie que Nayrac jugea très naturelle et qui en marquait la condamnation certaine. Cet amour demeura pour Pauline, qui estima davantage son amant de ses délicats scrupules, quelque chose d'à-côté, si l'on peut dire. Ce lui fut une oasis de tendresse où elle entrait comme dans un rêve, d'où elle sortait pour retomber dans une réalité d'autant plus insupportable que le rêve avait été plus doux et plus beau. Il lui arrivait alors ce qui arrive à toutes les femmes dans cette situation, et c'est bien aussi pourquoi la plupart des amants ont l'instinct de préférer la cruelle familiarité du foyer qu'ils déshonorent à cette périlleuse dualité d'habitudes chez leur maîtresse. Au retour de ses rendez-vous avec Nayrac, Mme Raffraye devait retrouver et retrouvait sa maison avec horreur, le visage et la vulgarité d'âme de son mari avec une pire rancune, et, encore frémissante des baisers de celui qu'elle aimait, ce devait lui être et ce lui fut aussitôt un besoin plus irrésistible qu'auparavant de fuir cette maison, de fuir cet homme, et de se plonger dans ce tourbillon du monde qui ne touchait à rien de son cher roman. – Elle le croyait du moins, l'imprudente! Il n'y avait cependant pas plus de quatre semaines qu'elle s'était donnée à Francis, et déjà ce dernier souffrait de cette complication forcée d'existence que