Germinal. Emile Zola

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Название Germinal
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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humide; et il jurait, il s’emportait, se battait rageusement avec les roues, qu’il ne pouvait, malgré des efforts exagérés, remettre en place.

      – Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fâches, jamais ça ne marchera.

      Adroitement, elle s’était glissée, avait enfoncé à reculons le derrière sous la berline; et, d’une pesée des reins, elle la soulevait et la replaçait. Le poids était de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses.

      Il fallut qu’elle lui montrât à écarter les jambes, à s’arc-bouter les pieds contre les bois, des deux côtés de la galerie, pour se donner des points d’appui solides. Le corps devait être penché, les bras raidis, de façon à pousser de tous les muscles, des épaules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu’elle semblait trotter à quatre pattes, ainsi qu’une de ces bêtes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l’indifférence de l’habitude, comme si la commune misère était pour tous de vivre ainsi ployé. Et il ne parvenait pas à en faire autant, ses souliers le gênaient, son corps se brisait, à marcher de la sorte, la tête basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible, qu’il se mettait un instant à genoux, pour se redresser et respirer.

      Puis, au plan incliné, c’était une corvée nouvelle. Elle lui apprit à emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait toutes les tailles, d’un accrochage à un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze à quinze ans se criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors, dès qu’il y avait une berline vide à remonter, le receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter l’autre, quand le freineur desserrait son frein. En bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient jusqu’au puits.

      – Ohé! sacrées rosses! criait Catherine dans le plan, entièrement boisé, long d’une centaine de mètres, qui résonnait comme un porte-voix gigantesque.

      Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni l’un ni l’autre. À tous les étages, le roulage s’arrêta. Une voix grêle de fillette finit par dire:

      – Y en a un sur la Mouquette, bien sûr!

      Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre.

      – Qui est-ce? demanda Étienne à Catherine.

      Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu’une femme, malgré ses bras de poupée. Quant à la Mouquette, elle était bien capable d’être avec les deux galibots à la fois.

      Mais la voix du receveur monta, criant d’emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf étages, on n’entendit plus que les appels réguliers des galibots et que l’ébrouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargées. C’était le coup de la bestialité qui soufflait dans la fosse, le désir subit du mâle, lorsqu’un mineur rencontrait une de ces filles à quatre pattes, les reins en l’air, crevant de ses hanches sa culotte de garçon.

      Et, à chaque voyage, Étienne retrouvait au fond l’étouffement de la taille, la cadence sourde et brisée des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s’obstinant à leur besogne. Tous les quatre s’étaient mis nus, confondus dans la houille, trempés d’une boue noire jusqu’au béguin. Un moment, il avait fallu dégager Maheu qui râlait, ôter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s’emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage désastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, à injurier Étienne, dont la présence, décidément, l’exaspérait.

      – Espèce de couleuvre! ça n’a pas la force d’une fille!… Et veux-tu remplir ta berline! Hein? c’est pour ménager tes bras… Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une!

      Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque-là d’avoir trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale hiérarchie du manœuvre et du maître ouvrier. Mais il n’allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serré dans une ceinture de fer. Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à déjeuner.

      Maheu avait une montre qu’il ne regarda même pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s’accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu’ils la gardent même hors de la mine, sans éprouver le besoin d’un pavé ou d’une poutre pour s’asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement à l’épaisse tranche, en lâchant de rares paroles sur le travail de la matinée. Catherine, demeurée debout, finit par rejoindre Étienne, qui s’était allongé plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait là une place à peu près sèche.

      – Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la main.

      Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-être.

      – Veux-tu partager avec moi?

      Et, comme il refusait, en jurant qu’il n’avait pas faim, la voix tremblante du déchirement de son estomac, elle continua gaiement:

      – Ah! si tu es dégoûté!… Mais, tiens! je n’ai mordu que de ce côté-ci, je vais te donner celui-là.

      Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moitié, se retint pour ne pas la dévorer d’un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu’elle n’en vit point le frémissement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher près de lui, à plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l’autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les éclairaient.

      Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir.

      – Alors, tu es machineur, et on t’a renvoyé de ton chemin de fer… Pourquoi?

      – Parce que j’avais giflé mon chef.

      Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de subordination, d’obéissance passive.

      – Je dois dire que j’avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres… Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme… Ensuite, je suis malade pendant deux jours.

      – Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.

      – Ah! n’aie pas peur, je me connais!

      Et il hochait la tête, il avait une haine de l’eau-de-vie, la haine du dernier enfant d’une race d’ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempée et détraquée d’alcool, au point que la moindre goutte en était devenue pour lui un poison.

      – C’est à cause de maman que ça m’ennuie d’avoir été mis à la rue, dit-il après avoir avalé une bouchée. Maman n’est pas heureuse, et je lui envoyais de temps à autre une pièce de cent sous.

      – Où est-elle donc, ta mère?

      À Paris… Blanchisseuse, rue de la Goutte d’Or.

      Il y eut un silence. Quand il pensait à ces choses, un vacillement pâlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lésion dont il couvait l’inconnu, dans sa belle santé de jeunesse. Un instant, il resta les regards noyés au fond des ténèbres de la mine; et, à cette profondeur, sous le poids et l’étouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mère jolie encore et vaillante, lâchée par son père, puis reprise après