Quatrevingt treize. Victor Hugo

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Название Quatrevingt treize
Автор произведения Victor Hugo
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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autre masure.

      C’étaient deux paysans qui s’étaient cachés; les seuls qui survécussent.

      La voix connue du caimand les avait rassurés et les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.

      Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblants encore.

      Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvait parler; les émotions profondes sont ainsi.

      Il leur montra du doigt la femme étendue à ses pieds.

      – Est-ce qu’elle est encore en vie? dit l’un des paysans.

      Tellmarch fit de la tête signe que oui.

      – L’autre femme est-elle vivante? demanda l’autre paysan.

      Tellmarch fit signe que non.

      Le paysan qui s’était montré le premier, reprit:

      – Tous les autres sont morts, n’est-ce pas? J’ai vu cela. J’étais dans ma cave. Comme on remercie Dieu dans ces moments-là de n’avoir pas de famille! Ma maison brûlait. Seigneur Jésus! on a tout tué. Cette femme-ci avait des enfants. Trois enfants, tout petits! Les enfants criaient: Mère! La mère criait: Mes enfants! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J’ai vu cela, mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ceux qui ont tout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils ont emmené les petits et tué la mère. Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas, elle n’est pas morte? Dis donc, le caimand, est-ce que tu crois que tu pourrais la sauver? veux-tu que nous t’aidions à la porter dans ton carnichot?

      Tellmarch fit signe que oui.

      Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vite fait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrent sur le brancard la femme toujours immobile et se mirent en marche dans le hallier, les deux paysans portant le brancard, l’un à la tête, l’autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme et lui tâtant le pouls.

      Tout en cheminant, les deux paysans causaient, et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la face pâle, ils échangeaient des exclamations effarées.

      – Tout tuer!

      – Tout brûler!

      – Ah! monseigneur Dieu! est-ce qu’on va être comme ça à présent?

      – C’est ce grand homme vieux qui l’a voulu.

      – Oui, c’est lui qui commandait.

      – Je ne l’ai pas vu quand on a fusillé. Est-ce qu’il était là?

      – Non. Il était parti. Mais c’est égal, tout s’est fait par son commandement.

      – Alors, c’est lui qui a tout fait.

      – Il avait dit: Tuez! brûlez! pas de quartier!

      – C’est un marquis?

      – Oui, puisque c’est notre marquis.

      – Comment s’appelle-t-il donc déjà?

      – C’est monsieur de Lantenac.

      Tellmarch leva les yeux au ciel et murmura entre ses dents:

      – Si j’avais su!

      DEUXIÈME PARTIE. À PARIS

      LIVRE I. CIMOURDAIN

      I. LES RUES DE PARIS DANS CE TEMPS-LÀ

      On vivait en public, on mangeait sur des tables dressées devant les portes, les femmes assises sur les perrons des églises faisaient de la charpie en chantant la Marseillaise, le parc Monceaux et le Luxembourg étaient des champs de manoeuvre, il y avait dans tous les carrefours des armureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains; on n’entendait que ce mot dans toutes les bouches: Patience. Nous sommes en révolution. On souriait héroïquement. On allait au spectacle comme à Athènes pendant la guerre du Péloponèse; on voyait affichés au coin des rues: Le Siège de Thionville. – La Mère de famille sauvée des flammes. – Le Club des Sans-Soucis. – L’Aînée des papesses Jeanne. – Les Philosophes soldats. – L’Art d’aimer au village. – Les Allemands étaient aux portes; le bruit courait que le roi de Prusse avait fait retenir des loges à l’Opéra. Tout était effrayant et personne n’était effrayé. La ténébreuse loi des suspects, qui est le crime de Merlin de Douai, faisait la guillotine visible au-dessus de toutes les têtes. Un procureur, nommé Séran, dénoncé, attendait qu’on vînt l’arrêter, en robe de chambre et en pantoufles, et en jouant de la flûte à sa fenêtre. Personne ne semblait avoir le temps. Tout le monde se hâtait. Pas un chapeau qui n’eût une cocarde. Les femmes disaient: Nous sommes jolies sous le bonnet rouge. Paris semblait plein d’un déménagement. Les marchands de bric-à-brac étaient encombrés de couronnes, de mitres, de sceptres en bois doré et de fleurs de lys, défroques des maisons royales; c’était la démolition de la monarchie qui passait. On voyait chez les fripiers des chapes et des rochets à vendre au décroche-moi-ça. Aux Porcherons et chez Ramponneau, des hommes affublés de surplis et d’étoles, montés sur des ânes caparaçonnés de chasubles, se faisaient verser le vin du cabaret dans les ciboires des cathédrales. Rue Saint-Jacques, des paveurs, pieds nus, arrêtaient la brouette d’un colporteur qui offrait des chaussures à vendre, se cotisaient et achetaient quinze paires de souliers qu’ils envoyaient à la Convention pour nos soldats. Les bustes de Franklin, de Rousseau, de Brutus, et il faut ajouter de Marat, abondaient; au-dessous d’un de ces bustes de Marat, rue Cloche-Perce, était accroché sous verre, dans un cadre de bois noir, un réquisitoire contre Malouet, avec faits à l’appui et ces deux lignes en marge: «Ces détails m’ont été donnés par la maîtresse de Sylvain Bailly, bonne patriote qui a des bontés pour moi. – Signé: MARAT». Sur la place du Palais-Royal, l’inscription de la fontaine: Quantos effundit in usus! était cachée par deux grandes toiles peintes à la détrempe, représentant l’une, Cahier de Gerville dénonçant à l’Assemblée nationale le signe de ralliement des «chiffonnistes» d’Arles; l’autre, Louis XVI ramené de Varennes dans son carrosse royal, et sous ce carrosse une planche liée par des cordes portant à ses deux bouts deux grenadiers, la bayonnette au fusil. Peu de grandes boutiques étaient ouvertes; des merceries et des bimbeloteries roulantes circulaient traînées par des femmes, éclairées par des chandelles, les suifs fondant sur les marchandises; des boutiques en plein vent étaient tenues par des ex-religieuses en perruque blonde; telle ravaudeuse, raccommodant des bas dans une échoppe, était une comtesse; telle couturière était une marquise; madame de Boufflers habitait un grenier d’où elle voyait son hôtel. Des crieurs couraient, offrant les «papiers-nouvelles». On appelait écrouelleux ceux qui cachaient leur menton dans leur cravate. Les chanteurs ambulants pullulaient. La foule huait Pitou, le chansonnier royaliste, vaillant d’ailleurs, car il fut emprisonné vingt-deux fois et fut traduit devant le tribunal révolutionnaire pour s’être frappé le bas des reins en prononçant le mot civisme; voyant sa tête en danger, il s’écria: Mais c’est le contraire de ma tête qui est coupable! ce qui fit rire les juges et le sauva. Ce Pitou raillait la mode des noms grecs et latins; sa chanson favorite était sur un savetier qu’il appelait Cujus, et dont il appelait la femme Cujusdam. On faisait des rondes de carmagnole; on ne disait pas le cavalier et la dame, on disait «le citoyen et la citoyenne». On dansait dans les cloîtres en ruine, avec des lampions sur l’autel, à la voûte deux bâtons en croix portant quatre chandelles, et des tombes sous la danse. – On portait des vestes bleu de tyran. On avait des épingles de chemise «au bonnet de la liberté» faites de pierres blanches, bleues et rouges. La rue de Richelieu se nommait rue de la Loi; le faubourg Saint-Antoine se nommait le faubourg de Gloire; il y avait sur la place de la Bastille une statue de la Nature. On se montrait certains passants connus, Chatelet, Didier, Nicolas et Garnier-Delaunay, qui veillaient à la porte du menuisier Duplay; Voullant, qui ne manquait pas un jour de guillotine et suivait les charretées de condamnés, et qui appelait cela «aller à la messe rouge»; Montflabert, juré révolutionnaire et marquis, lequel se faisait appeler