Les naturalistes. Группа авторов

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Название Les naturalistes
Автор произведения Группа авторов
Жанр Документальная литература
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Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 9783039198993



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      Par l’intermédiaire de Jean de Charpentier, Venetz demandera, probablement à la fin août 1822, qu’on lui renvoie son manuscrit afin qu’il le révise en vue de la mise sous presse.18

      Jusque-là, le monde scientifique de Charpentier était en ordre. Tout allait changer au printemps 1829, lorsque Ignace Venetz rendit visite au directeur des Mines de sel de Bex. Selon Charpentier, Venetz lui expliqua «que ses observations le portaient à croire que, non seulement la vallée d’Entremonts, mais que tout le Valais avait été jadis occupé par un glacier, qui s’était étendu jusques au Jura et qui avait été la cause du transport des débris erratiques».19 Charpentier n’était pas vraiment convaincu de ces thèses audacieuses. L’idée d’une glaciation aussi formidable lui semblait, comme il le reconnut ultérieurement, «réellement folle et extravagante».20 Lors de la prochaine assemblée générale de la SHSN, qui eut lieu au Grand Saint-Bernard en juillet 1829, Venetz présenta ses réflexions dans une conférence. Il y expliquait que les amas de roches alpines répandus dans les Alpes et au Jura, mais aussi les blocs erratiques du nord de l’Europe étaient dus à «l’existence d’immenses glaciers qui ont disparu depuis lors».21 Les réactions à cette conférence furent très critiques. L’origine des blocs erratiques semblait en effet déjà suffisamment expliquée par les théories, alors fort répandues, des éboulis et des flots de boue. Les savants de l’époque voyaient dans les plantes tropicales fossilisées la preuve éclatante d’un climat autrefois nettement plus chaud en Europe. La plupart des géologues du XIXe siècle supposaient donc qu’au cours de son histoire, la Terre s’était lentement refroidie. Pour la plupart des chercheurs présents, Venetz était un autodidacte provincial mal informé, d’autant plus que ses observations se limitaient aux zones à proximité des glaciers valaisans.22 Jean-de Charpentier faisait aussi partie des détracteurs de Venetz. Pour dissuader son ami de persister dans cette prétendue erreur, il entreprit de vérifier ses thèses et de les réfuter.23 Ses études sur le terrain durèrent tout juste quatre années. Elles le conduiront toutefois à un résultat bien différent de celui auquel il s’attendait. Il arriva en effet à la conclusion que ce n’était pas Venetz, mais lui et les autres naturalistes qui étaient dans l’erreur. Aussi, le directeur vaudois des salines se ralliera-t-il peu à peu aux vues de l’ingénieur cantonal valaisan. Charpentier évoque ce revirement au cours d’une conversation qu’il a avec le futur médecin Hermann Lebert (1813-1878) lors de sa visite, en automne 1833.24 L’année suivante, Charpentier présente pour la première fois son nouveau point de vue à un public scientifique lors de l’assemblée générale de la SHSN à Lucerne. Sa conférence s’intitule Annonce d’un des principaux résultats des recherches de Mr. Venetz, ingénieur des ponts et chaussées du Canton du Vallais, sur l’état actuel et passé des glaciers du Vallais.25 Dans son exposé, Charpentier essaie de prouver que le glacier du Rhône s’étendait jadis jusqu’au Plateau suisse. Il est possible qu’il se soit senti conforté dans ses thèses audacieuses par une expérience faite quelques jours plus tôt, en se rendant à Lucerne. Le directeur des salines relate dans la lettre à Bernhard Studer mentionnée plus haut comment, marchant avec le manuscrit de sa conférence dans sa poche, il rattrapa un bûcheron de Meiringen en haut du col de Brüning et fit un bout de chemin avec lui: «Celui-ci prétendait, sans que je le lui aie demandé, que les blocs de granit que nous voyions sur notre route avaient été transportés du Grimsel jusqu’ici par le glacier qui s’étendait encore un peu plus loin que Berne. Comme à cet instant, j’avais mon mémoire dans ma poche[,] pour le lire à Lucerne, cette remarque me réjouit tellement que je donnai un bon pourboire à cet homme.»26

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      Ill. 3: Ignaz Venetz à l’âge de 38 ans. Ce portrait qu’il fit faire en 1826 le montre sous les traits d’un ingénieur plein d’assurance. Par la fenêtre, sur la gauche, on aperçoit à l’arrière-plan le glacier du Giétroz. Grâce aux mesures qu’il avait prises, Venetz réussit à empêcher une catastrophe plus grande lorsqu’il s’effondra. Peinture à l’huile de Lorenz Justin Ritz (1796-1870).

      Conformément aux théories sur la formation de la Terre propagées à cette époque, Jean de Charpentier partait du principe que la planète s’était continuellement refroidie au cours de son histoire. S’appuyant sur les théories du soulèvement des montagnes, il supposait que, des forces dites plutoniennes, agissant dans les profondeurs de la Terre, avaient soulevé les Alpes et le territoire environnant. De la vapeur d’eau s’était alors échappée des fentes et des abîmes du nouveau massif. Les Alpes étant, peu après leur formation, nettement plus élevées qu’aujourd’hui, des chutes de neige persistantes entraînèrent une croissance exceptionnelle des glaciers. C’est ainsi qu’un gigantesque glacier alpin s’étendra bientôt jusqu’au Jura, traversant le Plateau suisse. Une fois le nouveau massif montagneux stabilisé, les Alpes étaient tombées à leur niveau actuel, provoquant un réchauffement des régions alpines et la fin de la glaciation. Dans son interprétation, Charpentier considérait la vaste expansion des glaciers des Alpes comme un phénomène régional provisoire. Il croyait ainsi pouvoir concilier ses observations et celles de Venetz avec les théories de l’histoire de la Terre qui prévalaient alors. Globalement, l’approche de Charpentier ressemblait à celle du botaniste suédois Göran Wahlenberg (1780-1851) qui, s’étant intéressé à l’origine des blocs erratiques en Scandinavie en 1818, supposait un refroidissement régional temporaire et une glaciation des montagnes scandinaves.27 Jean de Charpentier fera paraître son article en 1835 dans les Annales des Mines, une revue scientifique française prestigieuse.28 Le public germanophone prendra connaissance de son contenu un an plus tard, notamment grâce à une notice de Karl Büchner (1806-1837) parue dans la Literarische Zeitung.29 La même année, une revue allemande et une revue anglaise publient une traduction du texte légèrement remanié.30 Un deuxième article, dans lequel Charpentier place sa théorie glaciaire dans un cadre historique plus vaste, paraît en français et en anglais en 1836. Enfin, en 1837, la principale revue géologique allemande, Neue Jahrbuch für Mineralogie, Geognosie und Geologie, publiera en même temps ses deux articles.31 Jean de Charpentier était manifestement convaincu de sa théorie et soucieux de la diffuser et de l’introduire dans le débat scientifique.

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      Ill. 4: Portrait de Louis Agassiz réalisé de son vivant, en 1844, sur lequel le scientifique, alors âgé de 37 ans, est mis en scène en tant que spécialiste des glaciers et des glaciations. Les rochers figurant sur sa droite représentent sans doute les surfaces polies des blocs charriés par les glaciers. A l’arrière-plan à droite, on peut voir un paysage de montagnes comportant un glacier et une moraine médiane, nettement reconnaissable. Peinture à l’huile de Frédéric Zuberbühler (1822-1896).

      UNE RENCONTRE LOURDE DE CONSÉQUENCES

      En 1836, l’assemblée générale de la SHSN à Soleure en 1836 lui fournit l’occasion de discuter de ses réflexions. Il y rencontre alors le naturaliste allemand Karl Friedrich Schimper (1803-1867) et son ami d’études, le spécialiste des fossiles et titulaire de la chaire d’histoire naturelle de l’Académie de Neuchâtel, Louis Agassiz (1801-1872). Charpentier entretenait une correspondance avec ce dernier depuis 1833.32 Comme il avait coutume de le faire avec d’autres naturalistes, il l’invite à passer ses vacances avec sa famille à Bex. Agassiz accepte. Au cours de l’été, Charpentier réussira à le convaincre du bien-fondé de sa théorie des glaciations, bien que Louis Agassiz se soit montré réticent au départ.33 Finalement, Agassiz demandera à Schimper de venir les rejoindre à Bex. En 1833, ce dernier avait déjà supposé un passage d’une phase chaude à une phase froide durant l’histoire de la Terre.34 Durant l’hiver 1836/37, Schimper et Agassiz élaboreront leur propre théorie des glaciations à Neuchâtel. C’est à Karl Friedrich Schimper que l’on doit la métaphore de l’«âge glaciaire» qui résume cette nouvelle théorie.35