Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale. Андре Жид

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Название Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale
Автор произведения Андре Жид
Жанр Документальная литература
Серия
Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066078058



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de valeur, de prendre appui sur l'art d'hier pour tâcher d'aller au delà, et de reculer des limites, mais de changer le sens même de l'art et d'inventer à son effort une nouvelle direction. Et si, par contre, l'œuvre des artistes passés conserve sa parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble d'abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres; chaque génie nouveau semble remettre le problème de l'art même en question. Après un Jean-Sébastien Bach, on pense: telle est la musique; survient un Mozart, un Beethoven, après lesquels on peut encore dire: Voilà donc la musique—à moins que, déjà prévenu, l'on ne pense: Qu'est-ce que la musique? et que l'on ne comprenne enfin que la musique n'est ni Bach, ni Mozart, ni Beethoven; que chacun d'eux ne saurait limiter que lui-même et que la musique, pour continuer d'être, doit être sans cesse autre chose que ce qu'elle n'était que par eux.

      Cependant, méconnaissant qu'il n'y a plus rien à tenter de son côté et que l'artiste de génie n'indique la direction que de lui-même, semble guider mais ne guide qu'à lui, et se dresse devant l'élan de qui le suit comme une toile de fond devant la marche de l'acteur, certains pensent découvrir d'après lui quelque secret du beau, quelque recette, ou plutôt pensent que la réussite du maître va les dispenser d'un effort et que, puisque le maître trouve, il n'importe plus de chercher; ce n'est pas précisément qu'ils l'imitent, ils s'en défendent bien du moins, mais ils suivent sa direction; c'est un remous puissant qui les entraîne en son sillage; et bien mieux, le maître s'étant tu avant eux, ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, prenant pour de l'audace leur folie, et le grand empêchement où ils restent d'essayer d'un autre côté. C'est par eux que la forme d'un maître devient formule, aucune intérieure nécessité ne la motivant plus. C'est par eux, c'est sur eux que la nuit se fait sans qu'ils s'en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil couché, voient encore l'astre au lieu du couchant obscurci—quand déjà derrière eux, à l'autre pôle de l'art, un soleil rajeuni, radieux, se relève.

      La vérité (c'est-à-dire la ressource) se trouve toujours en deçà, jamais au delà du génie.

      Ce territoire qu'en allant toucher ses frontières, le génie laisse derrière lui, cette contrée, d'où chacun doit partir, quelle est-elle? quel est le lieu commun des chefs-d'œuvre? là chose toujours disponible?

      Dois-je m'excuser ici, Messieurs, de ne m'apprêter à vous dire rien que de banal et de simple? Comment choses si délibérément générales ne seraient-elles pas très simples et connues? Et, si j'ose pourtant les redire, c'est que, en art, il est bon, je crois, que chaque génération nouvelle se pose à nouveau le problème; qu'elle n'accepte jamais toute trouvée la solution que ceux d'avant-hier et d'hier lui en apportent, et qu'elle n'oublie point que tous ceux du passé, qu'elle admire, sont précisément ceux qui l'ont eux-mêmes d'abord et péniblement recherchée. Le Laocoon de Lessing est œuvre qu'il est bon tous les trente ans de redire ou de contredire. Une grande clairvoyance fut toujours aux grandes époques; elle semble encore souvent nous manquer; trop amoureux souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons l'aigu sentiment de ce qui nous manque, de nos défauts; et je vois hélas! aujourd'hui plus d'artistes que d'œuvres d'art, car le goût de celles-ci s'est perdu, et l'artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment quand, dans sa peinture ou ses vers, il a montré qu'il est artiste, considérant la part de la raison, de l'intelligence et de la volonté, la composition en un mot, comme négligeable et banalisante—car l'abominable discrédit où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce que l'on appelait, ce que l'on n'ose plus appeler sans sourire, «les grands genres», est cause que les peintres n'osent plus faire de tableaux, que les littérateurs ne savent plus porter un sujet un peu plus d'un an dans leur tête, que triomphe en littérature, en peinture, en musique, l'impressionnisme, la poésie d'occasion.

      Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il nous faut toujours à nouveau retourner, vous savez bien, Messieurs, que c'est simplement la Nature... Vais-je donc vous parler, moi aussi, de ce fameux retour à la nature? dont il semble, à entendre certains, que ce soit l'unique secret de tout art, et que l'on ait tout dit, disant cela!

      Retour à la nature!... mais qu'est-ce dite? À quoi d'autre peut-on retourner? Que trouver hors de soi, sinon sans cesse et partout la nature? Mais que trouver en soi, sinon la nature aussi bien?

      Le vrai retour à la nature, c'est le définitif retour aux éléments: la mort. Mais, tant qu'il reste à l'homme encore un peu de volonté de vie, un peu d'être, n'est-ce donc pas pour lutter contre? et n'est-ce pas, artiste, pour s'opposer à la nature et s'affirmer?

      Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces deux «naturels»—extérieur et intime—s'opposent? et que c'est selon celui-ci que celui-là se façonne et s'informe? Ce naturel intime a-t-il donc moins de valeur que l'autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou lui dénier ce pouvoir sans lequel l'œuvre d'art n'est plus?—ou prétend-on que tout l'art ne soit donc plus que réalisme?

      Cette opinion, formulée en tout son excès, n'a personne pour la défendre, je l'espère; mais n'est-ce pas là qu'on en vient en disant que l'artiste doit être absent de son œuvre, que l'objectivation est une des conditions de l'art; de sorte que s'il était possible d'atteindre le but proposé, toute personnalité s'effaçant devant la chose représentée, une œuvre ne différerait plus d'une autre que par le sujet relaté, et l'artiste se serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelque vaine contingence—à moins que, trop peu désireux d'éterniser n'importe quoi, il choisisse ... mais de quel droit même choisir? Et qu'appelle-t-on «interprétation», sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus détaillé, qui, comme le choix du «sujet», vient toujours indiquer, sinon ma volonté, du moins ma préférence?...

      Et ne pensez-vous pas précisément, qu'il convient de faire de ce choix même, de cette instinctive puis volontaire préférence, l'affirmation même de l'art,—de l'art qui n'est point dans la nature, de l'art qui n'est point naturel, l'art que l'artiste seul impose à la nature, impose difficilement?

      Mais ici précisons encore:

      Car il ne suffit pas dès lors de dire, comme vous savez qu'on a fait: l'œuvre d'art, c'est un morceau de nature vu à travers un tempérament. Dans cette spécieuse formule, ni l'intelligence, ni la volonté de l'artiste n'entre en jeu. Cette formule ne saurait donc me satisfaire.

      L'œuvre d'art est œuvre volontaire. L'œuvre d'art est œuvre de raison. Car elle doit trouver en soi sa suffisance, sa fin et sa raison parfaite; formant un tout, elle doit pouvoir s'isoler et reposer, comme hors de l'espace et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante harmonie. Que si, peinture, elle s'arrête au cadre, ce n'est point parce que cadre il y a, mais, tout au contraire, il y a cadre parce qu'ici elle s'arrête. Et le cadre n'est là, soulignant cet arrêt, que pour faire cette isolation plus marquée.

      Dans la nature, rien ne peut s'isoler ni s'arrêter; tout continue. L'homme y peut essayer, proposer la beauté; la nature aussitôt s'en rend maîtresse et en dispose. Et voici bien l'opposition que je disais: Ici, l'homme est soumis à la nature; dans l'œuvre d'art au contraire, il soumet la nature à lui.—«L'homme propose et Dieu dispose», nous a-t-on dit; ceci est vrai dans la nature;—mais je vais résumer l'opposition que j'indique en disant que, dans l'œuvre d'art, au contraire, Dieu propose et l'homme dispose; et tout prétendu producteur d'œuvres d'art qui n'est pas conscient de ceci est tout ce que l'on veut; pas un artiste.

      Coupez la phrase en deux, ne prenez pour credo qu'un des deux membres de la formule, et vous aurez les deux grandes hérésies artistiques qui toujours à neuf s'entrecombattent pour ne vouloir comprendre que c'est de leur union même et de leur compromission seulement que l'art peut naître.

      Dieu propose: c'est le naturalisme, l'objectivisme, appelez-le comme il vous plaît.

      L'homme dispose: c'est l'à-priorisme, l'idéalisme...

      Dieu propose et l'homme dispose: c'est l'œuvre d'art.

      Pourquoi faut-il qu'à chaque nouvelle fausse «école» l'intransigeance absurde des partis vienne voir le salut dans l'adoration exclusive d'une