Correspondance, 1812-1876. Tome 3. Жорж Санд

Читать онлайн.
Название Correspondance, 1812-1876. Tome 3
Автор произведения Жорж Санд
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

toujours forcée de reculer devant la crainte d'insultes pires que des coups, devant ces sales invectives que les braves de la bourgeoisie ne se font pas faute d'adresser au plus faible, à la femme, de préférence à l'homme.

      J'ai quitté Paris, d'abord parce que je n'avais plus d'argent pour y rester, ensuite pour ne pas exposer Maurice à se faire empoigner; ce qui lui serait arrivé s'il eût entendu les torrents d'injures que l'on exhalait contre tous ses amis et même contre sa mère, dans cet immense corps de garde qui avait remplacé le Paris du peuple, le Paris de Février. Voyez quelle différence! Dans tout le courant de mars, je pouvais aller et venir seule dans tout Paris, à toutes les heures, et je n'ai jamais rencontré un ouvrier, un voyou qui, non seulement ne m'ait fait place sur le trottoir, mais qui encore ne l'ait fait d'un air affable et bienveillant. Le 17 mai, j'osais à peine sortir en plein jour avec mes amis: l'ordre régnait!

      Mais c'est bien assez vous parler de moi. Je n'ose pourtant pas vous parler de vous: vous comprenez pourquoi. Mais, si vous pouvez lire des journaux, et si la Vraie République du 9 juin vous est arrivée, vous aurez vu que je vous écrivais en quelque sorte avant d'avoir reçu votre lettre. Ne faites attention dans cet article qu'au dernier paragraphe. Le reste est pour cet être à toutes facettes qu'on appelle le public, la fin était pour vous.

      Ah! mon ami, que votre foi est belle et grande! Du fond de votre prison, vous ne pensez qu'à sauver ceux qui paraissent compromis, et à consoler ceux qui s'affligent. Vous essayez de me donner du courage, au rebours de la situation normale qui me commande de vous en donner. Mon Dieu, je sais que vous n'en avez pas besoin, vous n'en avez que trop. Moi, je n'en ai pas pour les autres. Leurs malheurs me brisent, et le vôtre m'a jetée dans un grand abattement; j'ai peur de l'avenir, j'envie ceux qui n'ont peur que pour eux-mêmes et qui se préoccupent de ce qu'ils deviendront. Il me semble que le fardeau de leur angoisse est bien léger, au prix de celui qui pèse sur mon âme.

      Je souffre pour tous les êtres qui souffrent, qui font le mal ou le laissent faire sans le comprendre; pour ce peuple qui est si malheureux et qui tend toujours le dos aux coups et les bras à la chaîne. Depuis ces paysans polonais qui veulent être Russes, jusqu'à ces lazzaroni qui égorgent les républicains; depuis ce peuple intelligent de Paris, qui se laisse tromper comme un niais, jusqu'à ces paysans des provinces qui tueraient les communistes à coups de fourche, je ne vois qu'ignorance et faiblesse morale en majorité sur la face du globe. La lutte est bien engagée, je le sais. Nous y périrons, c'est ce qui me console. Après nous, le progrès continuera. Je ne doute ni de Dieu ni des hommes; mais il m'est impossible de ne pas trouver amer ce fleuve de douleurs qui nous entraîne, et où, tout en nageant, nous avalons beaucoup de fiel.

      Adieu, cher ami et frère. Borie vous aime, allez! et Maurice aussi! Ils sont ici près de moi. Si nous étions à Paris, nous irions vous voir, vous nous auriez déjà vus, vous pouvez bien le croire, et, aussitôt que nous irons, vous nous verrez.

      Adieu, adieu; écrivez-moi si vous pouvez, et sachez bien que vous avez en moi une soeur, je ne dis pas aussi bonne, mais aussi dévouée que l'autre.

      G. S.

      CCLXXXII

      A JOSEPH MAZZINT, A MILAN

      15 juin 1848.

      Que peuvent faire ceux qui out consacré leur vie à l'idée d'égalité fraternelle, qui ont aimé l'humanité avec ardeur, et qui adorent dans le Christ le symbole du peuple racheté et sauvé? que peuvent faire les socialistes, en un mot, lorsque l'idéal quitte le sein des hommes, lorsque l'humanité s'abandonne elle-même, lorsque le peuple méconnaît sa propre cause? N'est-ce point ce qui menace d'arriver aujourd'hui, demain peut-être?

      Vous avez du courage, ami; c'est-à-dire que vous garderez l'espérance. Moi, je garderai ma foi: l'idée pure et brillante, l'éternelle vérité sera toujours dans mon ciel, à moins que je ne devienne aveugle. Mais l'espoir, c'est la croyance à un prochain triomphe de la foi, et je ne serais pas sincère si je disais que cette disposition de mon àme ne s'est point modifiée depuis deux mois.

      Je vois l'Europe civilisée se précipiter, par l'ordre de la Providence, dans la voie des grandes luttes. Je vois l'idée de l'avenir aux prises avec le passé. Ce vaste mouvement est un immense progrès, après les longues années de stupeur qui ont marqué un temps d'arrêt dans la forme des sociétés opprimées. Ce mouvement, c'est l'effort de la vie qui veut sortir du tombeau et briser la pierre du sépulcre, sauf à se briser elle-même avec les débris. Il serait donc insensé de désespérer; car, si Dieu même a soufflé sur notre poussière pour la ranimer, il ne la laissera pas se disperser au vent. Mais est-ce une résurrection définitive vers laquelle nous nous élançons, ou bien n'est-ce qu'une agitation prophétique, un tressaillement précurseur de la vie, après lequel nous dormirons, encore un peu de temps, d'un sommeil moins lourd, il est vrai, mais encore accablés d'une langueur fatale? Je le crains.

      Quant à la France, la question est arrivée à son dernier terme et se pose sans détour, sans complication, entre la richesse et la misère. Elle pourrait encore se résoudre pacifiquement; les prétendants ne sont point des incidents sérieux, ils s'évanouiront comme des bulles d'écume à la surface du flot. La bourgeoisie veut régner. Depuis soixante ans, elle travaille à réaliser sa devise: Qu'est-ce que le tiers état? rien. Que doit-il être? tout. Oui, le tiers état veut être tout dans l'État, et le 24 février l'a débarrassé de l'obstacle de la royauté. Il est donc indubitable que la France sera désormais une république, puisque, d'une part, la classe la plus pauvre et la plus nombreuse aime cette forme de gouvernement, qui lui ouvre les portes de l'avenir, et que, de l'autre, la classe la plus riche, la plus influente, la plus politique trouve son compte à une oligarchie.

      Le suffrage universel fera justice, un jour, de cette prétention du tiers état. C'est une arme invincible dont le peuple n'a pas encore su faire usage et qui s'est retournée contre lui-même dans un premier essai. Son éducation politique se fera plus vite qu'on ne pense et l'égalité progressive, mais ininterrompue dans sa marche, peut et doit sortir du principe de sa souveraineté de droit. Voilà le fait logique, tel qu'il se présente de lui-même. Mais les déductions logiques sont-elles toujours la loi régulière de l'histoire des hommes? Non! le plus souvent, il y a une autre logique que celle du fait général: c'est celle du fait particulier, qui jette le désordre dans l'ensemble, et, chez nous, le fait particulier, c'est l'inintelligence de la situation dans la majorité du tiers état.

      Cette inintelligence peut rendre violente et terrible notre nouvelle révolution, et, par des essais de domination liberticide, exaspérer la souffrance des masses. Alors la marche solennelle du temps est rompue. La misère excessive n'appelle plus sa souffrance vertu, mais abjection. Elle invoque le secours de sa propre force, elle dépossède violemment le riche et engage une lutte extrême où la souveraineté du but lui semble justifier tous les moyens. Époques funestes dans la vie des peuples, que celles où le vainqueur, pour avoir abusé, devient à son tour le vaincu!

      Les socialistes du temps où nous vivons ne désirent point les solutions du désespoir. Instruits par le passé, éclairés par une plus haute intelligence de la civilisation chrétienne, tous ceux qui méritent ce titre, à quelque doctrine sociale qu'ils appartiennent, répudient pour l'avenir le rôle tragique des vieux jacobins, et demandent à mains jointes à la conscience des hommes de s'éclairer et de se prononcer pour la loi de Dieu.

      Mais l'idée du despotisme est, par sa nature, tellement identique à l'idée de la peur, que la bourgeoisie tremble et menace à la fois. Elle s'effraye du socialisme à ce point de vouloir l'anéantir par la calomnie et par la persécution, et, si quelque parole prévoyante s'élève pour signaler le danger, aussitôt mille voix s'élèvent pour crier anathème sur le fâcheux prophète.

      «Vous provoquez à la haine, s'écrie-t-on, vous appelez sur nous la vengeance. Vous faites croire au peuple qu'il est malheureux, vous nous désignez à ses fureurs. Vous ne le plaignez que pour l'exciter. Vous lui faites savoir qu'il est pauvre parce que nous sommes riches.» Enfin ce que le Christ prêchait aux hommes de son temps, la charité, l'amour fraternel, est devenu une prédication incendiaire, et, si Jésus reparaissait parmi nous, il serait empoigné par la garde nationale