Considérations inactuelles, deuxième série. Фридрих Вильгельм Ницше

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Название Considérations inactuelles, deuxième série
Автор произведения Фридрих Вильгельм Ницше
Жанр Философия
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Издательство Философия
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lui-même, générale aussi la farouche pudeur que l'on met à cacher cette hâte, parce que l'on voudrait paraître satisfait et dérober sa misère au spectateur perspicace, et général enfin le besoin de nouveaux mots sonores dont il convient d'affubler la vie pour lui prêter un air de bruit et de fête. Chacun connaît l'état d'âme singulier qui s'empare de nous quand soudain des souvenirs désagréables s'imposent à nous et que nous nous efforçons, par des gestes violents et des paroles bruyantes à les agiter. Mais les gestes et les paroles de la vie quotidienne laissent deviner que nous nous trouvons tous et toujours dans une condition semblable, par crainte du souvenir et des pensées intimes. Qu'est-ce donc qui s'empare si souvent de nous, quelle mouche nous a piqués et nous empêche de dormir? Des fantômes s'agitent autour de nous, chaque instant de la vie veut nous dire quelque chose, mais nous ne voulons pas écouter cette voix surnaturelle. Quand nous sommes seuls et silencieux, nous craignons qu'on nous murmure quelque chose à l'oreille et c'est pourquoi nous détestons le silence, pourquoi nous nous étourdissons en société.

      Tout cela, nous le comprenons seulement de-ci de-là et nous nous étonnons grandement de la peur et de la hâte vertigineuse, et de l'état de songe où se déroule notre vie et qui, semblant craindre de s'éveiller, rêve avec d'autant plus de vivacité et d'inquiétude que l'éveil est proche. Mais nous sentons en même temps que nous sommes trop faibles pour supporter longtemps ces moments de profond recueillement, et nous sentons que ce n'est pas nous qui sommes les êtres vers lesquels toute la nature se sent pressée pour obtenir sa délivrance. C'est beaucoup déjà que nous puissions nous hausser un peu et redresser la tête pour nous rendre compte que nous sommes profondément enfoncés dans le fleuve. Et, pour cela encore, notre propre force ne suffit pas. Si nous émergeons à la surface, si nous nous éveillons pour un court moment, c'est parce que nous avons été soutenus et élevés. Quels sont ceux qui nous élèvent?

      Ce sont ces hommes véridiques, ces hommes qui se séparent du règne animal, les philosophes, les artistes, les saints. A leur apparition, et par leur apparition, la nature, qui ne saute jamais, fait son bond unique, et c'est un bond de joie, car elle sent que pour la première fois elle est arrivée au but, c'est-à-dire là où elle comprend qu'il lui faut désapprendre d'avoir des buts et qu'en jouant avec la vie et le devenir elle avait eu affaire à trop forte partie. Cette connaissance la fait s'illuminer et une douce lassitude du soir – ce que les hommes appellent «beauté» – repose sur son visage. Maintenant, par son air transfiguré, elle veut exprimer le grand éclaircissement sur le sens de l'univers; et ce que les hommes peuvent désirer de plus haut, c'est de participer sans cesse, en ayant l'oreille aux aguets, à cet éclaircissement. Si quelqu'un songe à ce que Schopenhauer, par exemple, a dû entendre au cours de sa vie, il se dira probablement après coup: «Mes oreilles qui n'entendent pas, mon cerveau vide, ma raison hésitante, mon cœur rétréci, tout ce qui est à moi, hélas, comme je méprise tout cela! Ne pas savoir voler, mais seulement voleter! Voir plus haut que soi-même et ne pas pouvoir monter jusque-là! Connaître le chemin qui mène à cet immense point de vue du philosophe, s'y être déjà engagé, et retourner en arrière après quelques pas! Et si le plus ardent de tous les vœux ne se réalisait qu'un seul jour, combien volontiers on donnerait en échange tout le reste de sa vie! Monter aussi haut que jamais personne n'est monté, dans l'air pur des Alpes et des glaces, là où il n'y a plus ni brouillards ni nuages, où l'essence même des choses s'exprime d'une façon dure et rigide, mais avec une précision inévitable! Il suffit de songer à tout cela pour que l'âme devienne solitaire et infinie! Si son désir s'accomplissait, si le regard tombait sur les choses, droit et lumineux, si la honte, la crainte et le désir s'évanouissaient, quels termes faudrait-il trouver pour dénommer un pareil état d'âme, pour qualifier cette émotion, nouvelle et énigmatique, sans agitation, cette émotion qui rendrait son âme pareille à celle de Schopenhauer, étendue sur les prodigieux hiéroglyphes de l'existence, sur la doctrine pétrifiée du devenir, non point comme la nuit est étendue, mais pareille à la lumière rouge et ardente qui rayonne sur la vie? Et quel serait, en outre, le sort de celui qui irait assez avant dans la divination de la destinée particulière et du bonheur singulier du philosophe, pour éprouver toute l'incertitude et tout le malheur, tout le désir sans espoir de celui qui n'est pas philosophe! Savoir que l'on est le fruit de l'arbre qui, parce qu'il reste dans l'ombre, ne mûrira jamais, et voir devant soi, tout proche, le rayon de soleil qui vous fait défaut!»

      Ces réflexions pourraient être une telle source de souffrances que celui qui s'y livrerait deviendrait aussitôt envieux et méchant, s'il lui était possible de le devenir, mais il est fort probable qu'il finira par retourner son âme pour qu'elle ne se consume pas en vains désirs. Ce sera alors, pour lui, le moment de découvrir un nouveau cercle de devoirs.

      J'en arrive ici à répondre à cette question: Est-il possible d'entrer en communication avec l'idéal supérieur de l'homme tel que l'a conçu Schopenhauer par une activité personnelle et régulière? Mais, avant tout, ceci est établi: les devoirs nouveaux ne sont pas les devoirs d'un solitaire; en les accomplissant on appartient, bien au contraire, à une puissante communauté dont les membres, bien qu'ils ne soient pas liés par des formes et des lois extérieures, se retrouvent cependant dans une même idée fondamentale. Cette idée fondamentale est la culture, en tant qu'elle place chacun de nous devant une seule tâche: accélérer la venue du philosophe, de l'artiste et du saint, en nous-mêmes et en dehors de nous, de façon à travailler de la sorte à l'accomplissement de la nature. Car, de même que la nature a besoin du philosophe, l'artiste lui est nécessaire, et ceci dans un but métaphysique, pour l'éclairer sur elle-même, pour que lui soit enfin opposé, sous une forme pure et définitive, ce que, dans le désordre de son devenir, elle ne voit jamais clairement – donc pour que la nature prenne conscience d'elle-même. C'est Gœthe qui, dans une parole orgueilleuse et profonde, fit entendre que toutes les tentations de la nature ne valent qu'en tant que l'artiste devine ses balbutiements, qu'il va au-devant de la nature et exprime le sens de ces tentatives. «Je l'ai souvent dit, s'écrie-t-il une fois, et le répéterai souvent encore, la cause finale des luttes du monde et des hommes, c'est l'œuvre dramatique. Car autrement ces choses ne pourraient absolument servir à rien.» – Et enfin la nature a besoin du saint, du saint dont le moi s'est entièrement fondu, dont la vie de souffrance a presque perdu, ou même tout à fait perdu son sens individuel, pour se confondre, dans un même sentiment, avec tout ce qui est vivant; du saint qui subit ce miracle de transformation, qui n'est jamais le jouet des hasards du devenir, cette dernière et définitive humanisation, où pousse sans cesse la nature pour se délivrer d'elle-même. Il est certain que nous tous nous avons des liens et des affinités qui nous attachent au saint, tout comme une parenté d'esprit nous unit à l'artiste et au philosophe. Il y a des moments et en quelque sorte des étincelles du feu le plus vif et le plus aimant à la clarté desquels nous ne comprenons plus le mot «moi»; il y a au delà de notre être quelque chose qui, en de pareils moments, passe de notre côté, et c'est pourquoi, du fond de notre cœur, nous désirons qu'il soit construit des ponts entre ici et là-bas.

      Il est vrai que, dans notre état d'esprit habituel, nous ne pouvons contribuer en rien à la création de l'homme rédempteur, c'est pourquoi nous nous haïssons nous-mêmes lorsque nous sommes dans cet état d'une haine qui est la source de ce pessimisme que Schopenhauer dut enseigner de nouveau à notre époque, mais qui existe depuis qu'il existe un désir de culture. La source de ce pessimisme, mais non point son épanouissement; son assise inférieure en quelque sorte, non pas son faîte; son point de départ, non point son aboutissement, car, un jour, il nous faudra apprendre à détester quelque chose d'autre et de plus général, non point seulement notre individu et sa misérable limitation, ses vicissitudes et son âme inquiète, le jour où nous nous trouverons dans cette condition supérieure où nous aimerons aussi autre chose que ce que nous pouvons aimer maintenant.

      C'est seulement quand, à l'âge actuel ou dans un âge futur, nous avons admis dans cette communauté supérieure des philosophes, des artistes et des saints, que notre amour et notre haine se verront également assigner un but nouveau. D'ici là nous avons notre tâche et notre cercle de devoirs, notre haine et notre amour. Car nous savons ce que c'est que la culture. Elle exige, pour appliquer le principe de l'homme conçu par Schopenhauer, que nous préparions, que nous accélérions la création d'hommes semblables,