Название | Lettres d'un voyageur |
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Автор произведения | Жорж Санд |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
… Avant de me coucher, j'allai fumer mon cigare sur la route de Bassano. Je ne m'éloignai guère d'Oliero que d'un quart de lieue, et il ne faisait pas encore nuit; mais la route était déjà déserte et silencieuse comme à minuit. Je me trouvai tout à coup, je ne sais comment, en face d'un monsieur beaucoup mieux mis que moi. Il avait un frac bleu, des bottes à la hussarde et un bonnet hongrois avec un beau gland de soie tombant sur l'épaule. Il se mit en travers de mon chemin et m'adressa la parole dans un dialecte moitié italien, moitié allemand. Je crus qu'il demandait quelque renseignement sur le pays, et, lui montrant le clocher qui se dessinait en blanc sur les ombres de la vallée, je me bornai à lui répondre: «Oliero.» Mais il reprit sa harangue d'un ton lamentable; je crus comprendre qu'il me demandait l'aumône. Il était impossible d'offrir à un mendiant si élégant moins d'un svansic, et cette générosité m'était également impossible pour des raisons majeures. Je me rappelai en même temps les avertissements du docteur, et je passai mon chemin. Mais, soit qu'il me prît pour un financier déguisé, soit que ma blouse de cotonnade bleue lui plût extrêmement, il s'obstina à me suivre pendant une cinquantaine de pas en continuant son inintelligible discours, qui me parut mal accentué et que je ne goûtai nullement. Ce monsù avait un fort beau bâton de houx à la main, et je n'avais pas seulement une branche de chèvrefeuille. Je me souvenais très bien des propres paroles du docteur: Ayez l'œil sur son bâton. Mais je ne voyais pas bien clairement à quoi pouvait me servir la connaissance exacte du danger que je courais. Je pris le parti de tâcher de penser à autre chose, et de siffloter, en répétant à part moi, cette phrase profondément philosophique que tu m'as apprise, et dont tu m'as conseillé l'emploi dans les grandes émotions de la vie: – La musique à la campagne est une chose fort agréable; les cordes harmonieuses de la harpe, etc. – Je jetai un regard de côté et vis mon Allemand tourner les talons. Comme je n'avais aucune envie de cultiver sa connaissance, je continuai de marcher vers Bassano en sifflant.
J'avais eu une peur de tous les diables. Je suis naturellement poltron et imprévoyant à la fois. C'est ce qui faisait dire à mon précepteur que j'avais le caractère d'un merle. Je ne crois au danger que quand je le touche, et je l'oublie dès qu'il est passé. Il n'est pas d'oiseau plus stupide que moi pour retomber vingt fois dans le piége où il a été pris. Je tourne autour et je le brave avec une légèreté que l'on prendrait volontiers pour du courage; mais quand j'y suis, je n'y fais pas meilleure figure que les autres. Je l'avoue sans honte, parce qu'il me semble qu'un homme de quatre pieds dix pouces n'est pas obligé d'avoir le stoïcisme de Milon de Crotone, et parce que j'ai vu bien des butors gigantesques être au moins aussi faibles que moi en face de la peur.
Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de genévrier suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j'aperçus sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand, qui fumait dans une pipe fort honnête, et qui attendait, en suivant chaque tour de broche d'un œil amoureux, que le quartier d'agneau commandé pour son souper eût fini de rôtir. Il se leva en me voyant et m'offrit un chaise auprès de lui. J'étais un peu confus de la méprise que j'avais faite en prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On nous servit notre souper à la même table: à lui son agneau rôti, à moi mon fromage de chèvre; à lui le vin généreux d'Asolo, à moi l'eau pure du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu'il se sentit peu d'appétit, soit qu'il fût touché de la grâce avec laquelle je mangeais mon pain, il m'invita à partager son repas, et j'acceptai sans cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque inintelligible, et il me fit d'agréables reproches du refus que je lui avais fait, sur la route, d'un peu de feu de mon cigare pour allumer sa pipe. Je me confondis en excuses, et j'essayai de me moquer intérieurement de ma frayeur; mais malgré sa politesse, et peut-être aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable odeur de coquin qui rappelait l'Auberge des Adrets d'une lieue. L'hôte avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous regarder alternativement. Quand je grimpai à ma soupente, résolu à affronter tous les dangers du coupe-gorge classique de l'Italie, j'entendis le bonhomme qui disait à son garçon: – Fais attention au Tyrolien et au petit forestiere (il s'agissait de moi). Serre bien la vaisselle et apporte les clefs du linge sous mon chevet, attache le chien à la porte du poulailler, et, au moindre bruit, appelle-moi. —Cristo! soyez tranquille, répondit le garçon. Le petit ne peut pas bouger que je ne l'entende. J'aurai la fourche à feu sur ma paillasse, et per Dio santo! qu'il prenne garde à lui s'il s'amuse à sortir avant le jour.
Je me le tins pour dit, et je dormis tranquillement, protégé contre le filou tyrolien par ce brave garçon montagnard qui croyait protéger contre moi la maison de son maître.
Quand je m'éveillai, le Tyrolien avait pris la volée depuis longtemps, et, malgré la surveillance de l'hôte, de son garçon et de son chien, il était parti sans payer. Il fut un peu question de me prendre pour son complice et de me faire acquitter sa dépense. Je transigeai, et, comme j'avais mangé avec lui, je payai la moitié du souper; après quoi je partis à travers la montagne.
… Je traversai, ce jour-là, des solitudes d'une incroyable mélancolie. Je marchai un peu au hasard en tâchant d'observer tant bien que mal la direction de Trévise, mais sans m'inquiéter de faire trois fois plus de chemin qu'il ne fallait, ou de passer la nuit au pied d'un genévrier. Je choisis les sentiers les plus difficiles et les moins fréquentés. En quelques endroits, ils me conduisirent jusqu'à la hauteur des premières neiges; en d'autres ils s'enfonçaient dans des défilés arides où le pied de l'homme semblait n'avoir jamais passé. J'aime ces lieux incultes, inhabitables, qui n'appartiennent à personne, que l'on aborde difficilement, et d'où il semble impossible de sortir. Je m'arrêtai dans un certain amphithéâtre de rochers auquel pas une construction, pas un animal, pas une plante ne donnait de physionomie particulière. Il en avait une terrible, austère, désolée, qui n'appartenait à aucun pays, et qui pouvait ressembler à toute autre partie du monde qu'à l'Italie. Je fermai les yeux au pied d'une roche, et mon esprit se mit à divaguer. En un quart d'heure je fis le tour du monde; et quand je sortis de ce demi-sommeil fébrile, je m'imaginais que j'étais en Amérique, dans une de ces éternelles solitudes que l'homme n'a pu conquérir encore sur la nature sauvage. Tu ne saurais te figurer combien cette illusion s'empara de moi: je m'attendais presque à voir le boa dérouler ses anneaux sur les ronces desséchées, et le bruit du vent me semblait la voix des panthères errantes parmi les rochers. Je traversai ce désert sans rencontrer un seul accident qui dérangeât mon rêve; mais, au détour de la montagne, je trouvai une petite niche creusée dans le roc, avec sa madone et la lampe que la dévotion des montagnards entretient et rallume chaque soir, jusque dans les solitudes les plus reculées. Il y avait, au pied de l'autel rustique, un bouquet de fleurs cultivées et nouvellement cueillies. Cette lampe encore fumante, ces fleurs de la vallée, toutes fraîches encore, à plusieurs milles dans la montagne stérile et inhabitée, étaient les offrandes d'un culte plus naïf et plus touchant qu'aucune chose que j'aie vue en ce genre. En général, ces croix et ces madones s'élèvent dans le désert au lieu où s'est commis quelque meurtre, où bien là où est arrivée, par accident, quelque mort violente. A deux pas de la madone était un précipice qu'il fallait côtoyer pour sortir du défilé. La lampe, sinon la protection de la Vierge, devait être fort utile aux voyageurs de nuit.
… Une idée folle, l'illusion d'un instant, un rêve qui ne fait que traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour emporter dans sa course le bonheur ou la souffrance de tout un jour. Ce voyage d'Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir devant moi; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me sembla que, de mon pied, j'allais repousser la terre et m'élancer dans l'immensité. Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique qui flottait comme un voile de brume a l'horizon, tout cela m'apparut comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. Je m'imaginai