Название | Lettres d'un voyageur |
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Автор произведения | Жорж Санд |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
Pour dormir, il y a un endroit délicieux: c'est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n'être dérangé par aucun importun piéton, à moins qu'il n'ait pour venir à vous la foi qui manqua à saint Pierre. J'ai passé là bien des heures tout seul, sans penser à rien, tandis que Catullo et sa gondole dormaient au milieu de l'eau, à la portée du sifflet. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffées, comme si la terre exhalait sous le regard de la lune des soupirs embaumés; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les cieux leurs demi-globes d'albâtre et leurs minarets couronnés d'un turban; quand tout est blanc, l'eau, le ciel et le marbre, les trois éléments de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d'airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme! je végète, je me repose, j'oublie. Qui n'en ferait autant à ma place? Comment voudrais-tu que je pusse me tourmenter pour savoir si monsieur un tel a fait un article sur mes livres, si monsieur un autre a déclaré mes principes dangereux, et mon cigare immoral?.. Tout ce que je puis dire, c'est que ces messieurs sont bien bons de s'occuper de moi, et que, si je n'avais pas de dettes, je ne quitterais pas le perron du vice-roi pour leur procurer du scandale à mon bureau. Ma la fama, dit l'orgueilleux Alfieri. Ma la fame, répond Gozzi joyeusement.
Je défie qui que ce soit de m'empêcher de dormir agréablement quand je vois Venise, si appauvrie, si opprimée et si misérable, défier le temps et les hommes de l'empêcher d'être belle et sereine. Elle est là, autour de moi, qui se mire dans ses lagunes d'un air de sultane, et ce peuple de pêcheurs qui dort sur le pavé à l'autre bout de la rive, hiver comme été, sans autre oreiller qu'une marche de granit, sans autre matelas que sa casaque tailladée, lui aussi n'est-il pas un grand exemple de philosophie? Quand il n'a pas de quoi acheter une livre de riz, il se met à chanter un chœur pour se distraire de la faim; c'est ainsi qu'il défie ses maîtres et sa misère, accoutumé qu'il est à braver le froid, le chaud et la bourrasque. Il faudra bien des années d'esclavage pour abrutir entièrement ce caractère insouciant et frivole, qui, pendant tant d'années, s'est nourri de fêtes et de divertissements. La vie est encore si facile à Venise! la nature si riche et si exploitable! La mer et les lagunes regorgent de poisson et de gibier; on pêche en pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population. Les jardins sont d'un excellent revenu: il n'est pas un coin de cette grasse argile qui ne produise généreusement en fruits et en légumes plus qu'un champ en terme ferme. De ces milliers d'isolettes dont la lagune est semée, arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et d'herbages si odorants qu'on en sent la trace parfumée dans la vapeur du matin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères; les vins les plus exquis de l'Archipel coûtent moins cher à Venise que le plus simple ordinaire à Paris. Les oranges arrivent de Palerme avec une telle profusion, que, le jour de l'entrée du bateau sicilien dans le port, on peut acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de notre monnaie. La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à Venise, et le transport des denrées se fait avec une aisance qui entretient l'indolence des habitants. Les provisions arrivent par eau jusqu'à la porte des maisons; sur les ponts et dans les rues pavées passent les marchands en détail. L'échange de l'argent avec les objets de consommation journalière se fait à l'aide d'un panier et d'une corde. Ainsi, toute une famille peut vivre largement sans que personne, pas même le serviteur, sorte de la maison. Quelle différence entre cette commode existence et le laborieux travail qu'une famille, seulement à demi pauvre, est forcée d'accomplir chaque jour à Paris pour parvenir à dîner plus mal que le dernier ouvrier de Venise! Quelle différence aussi entre la physionomie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui se heurte et se presse, qui se crotte et se fait jour avec les coudes dans la cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se traîne en chantant et en se couchant à chaque pas sur les dalles lisses et chaudes des quais? Tous ces industriels, qui chaque jour apportent à Venise leur fonds de commerce dans un panier, sont les esprits les plus plaisants du monde, et débitent leurs bons mots avec leur marchandise. Le marchand de poissons, à la fin de sa journée, fatigué et enroué d'avoir crié tout le matin, vient s'asseoir dans un carrefour ou sur un parapet; et là, pour se débarrasser de son reste, il décoche aux passants et aux fumeurs des balcons les invitations les plus ingénieuses. – Voyez, dit-il, c'est le plus beau poisson de ma provision! je l'ai gardé jusqu'à cette heure, parce que je sais qu'a présent les gens de bien dînent les derniers. Voyez quelles jolies sardines, quatre pour deux centimes! Un regard de la belle camérière sur ce beau poisson, et un autre par-dessus le marché pour le pauvre pescaor. – Le porteur d'eau fait des calembours en criant sa denrée: Aqua fresca e tenera. – Le gondolier, stationné au traguet, invite le passager par des offres merveilleuses: – Allons-nous ce soir à Trieste, monseigneur? voici une belle gondole qui ne craint pas la bourrasque en pleine mer, et un gondolier capable de ramer sans s'arrêter jusqu'à Constantinople.
Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je voulais aller voir lever la lune sur l'Adriatique; jamais je ne pus décider Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait, ce qu'ils prétendent tous quand ils n'ont pas envie d'obéir, qu'il avait l'eau et le vent contraires. Je donnai de tout mon cœur le docteur au diable pour m'avoir envoyé cet asthmatique qui rend l'âme à chaque coup de rame, et qui est plus babillard qu'une grive quand il est ivre. J'étais de la plus mauvaise humeur du monde quand nous rencontrâmes, en face de la Salute, une barque qui descendait doucement vers le Grand-Canal en répandant derrière elle, comme un parfum, les sons d'une sérénade délicieuse. – Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo: tu auras au moins, j'espère, la force de suivre cette barque.
Une autre barque, qui flânait par là, imita mon exemple, puis une seconde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le frais sur le canalazzo, et même plusieurs qui étaient vacantes, et dont les gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant: Musica! musica! d'un air aussi affamé que les Israélites appelant la manne dans le désert. En dix minutes, une flottille s'était formée autour des dilettanti; toutes les rames faisaient silence, et les barques se laissaient couler au gré de l'eau. L'harmonie glissait mollement avec la brise, et le hautbois soupirait si doucement, que chacun retenait sa respiration de peur d'interrompre les plaintes de son amour. Le violon se mit à pleurer d'une voix si triste et avec un frémissement tellement sympathique, que je laissai tomber ma pipe, et que j'enfonçai ma casquette jusqu'à mes yeux. La harpe fit alors entendre deux ou trois gammes de sons harmoniques qui semblaient descendre du ciel et promettre aux âmes souffrantes sur la terre les consolations et les caresses des anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacun de nous crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et s'approcher avec les sons joyeux de la fanfare. Le hautbois lui adressa des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d'une joie convulsive; la harpe fit vibrer généreusement