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qu'à dormir pour recommencer le lendemain.

      C'est de cette manière que j'attrapai tout doucement l'âge où il m'était permis de songer, non plus aux petites filles, mais aux grandes; et, de même qu'aux premiers éveils de mon goût, je retrouvai encore ma cousine Brulette plantée dans mon inclination avant toutes les autres.

      Restée seule avec son grand-père, Brulette avait fait de son mieux pour devancer les années par sa raison et son courage. Mais il y a des enfants qui naissent avec le don ou le destin d'être toujours gâtés.

      Le logement de la Mariton avait été loué à la mère Lamouche, de Vieilleville, qui n'était point à son aise et qui se dépêcha de servir les Brulet comme si elle eût été à leurs gages, espérant par là être écoutée quand elle remontrerait ne pouvoir payer les dix écus de sa locature. C'est ce qui arriva, et Brulette, se voyant aidée, devancée et flattée en toutes choses par cette voisine, prit le temps et l'aise de pousser en esprit et en beauté, sans se trop fouler l'âme ni le corps.

      Deuxième veillée

      La petite Brulette était donc devenue la belle Brulette, dont il était déjà grandement parlé dans le pays, pour ce que, de mémoire d'homme, on n'avait vu plus jolie fille, des yeux plus beaux, une plus fine taille, des cheveux d'un or plus doux avec une joue plus rose; la main comme un satin, et le pied mignon comme celui d'une demoiselle.

      Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas beaucoup, ne sortait guère par les mauvais temps, avait soin de s'ombrager du soleil, ne lavait guère de lessives et ne faisait point œuvre de ses quatre membres pour la fatigue.

      Vous croiriez peut-être qu'elle était paresseuse? Point. Elle faisait toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser, tout à fait vite et tout à fait bien. Elle avait trop de raisonnement pour laisser perdre le bon ordre et la propreté dans son logis et pour ne point prévenir et soigner son grand-père comme elle le devait. D'ailleurs, elle aimait trop la braverie pour n'avoir pas toujours quelque ouvrage dans les mains: mais d'ouvrage fatigant, elle n'en avait jamais ouï parler. L'occasion n'y était point, et on ne saurait dire qu'il y eût de sa faute.

      Il y a des familles où la peine vient toute seule avertir la jeunesse qu'il n'est pas tant question de s'amuser en ce bas monde, que de gagner son pain en compagnie de ses proches. Mais, dans le petit logis au père Brulet, il n'y avait que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le vieux n'avait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très-adroit pour travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une grande science dans nos pays), fidèle à l'ouvrage et vivement requis d'un chacun, il gagnait joliment sa vie, et, grâce à ce qu'il était veuf et sans autre charge que sa petite-fille, il pouvait faire un peu d'épargne pour le cas où il serait arrêté par quelque maladie ou accident. Son bonheur voulut qu'il se maintînt en bonne santé, en sorte que, sans connaître la richesse, il ne connaissait point la gêne.

      Mon père disait pourtant que notre cousine Brulette aimait trop la bienaiseté, voulant faire entendre par là qu'elle aurait peut-être à en rabattre quand viendrait l'heure de s'établir. Il convenait avec moi qu'elle était aussi aimable et gentille en son parler qu'en sa personne; mais il ne m'encourageait point du tout à faire brigue de mariage autour d'elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoiselle, et répétait souvent qu'il fallait, en ménage, ou une fille très-riche, ou une fille très-courageuse. «J'aimerais autant l'une que l'autre à première vue, disait-il, et peut-être qu'à la seconde vue, je me déciderais pour le courage encore plus que pour l'argent. Mais Brulette n'a pas assez de l'un ni de l'autre pour tenter un homme sage.»

      Je voyais bien que mon père avait raison; mais les beaux yeux et les douces paroles de ma cousine avaient encore plus raison que lui avec moi et avec tous les autres jeunes gens qui la recherchaient: car vous pensez bien que je n'étais pas le seul, et que, dès l'âge de quinze ans, elle se vit entourée de marjolets de ma sorte, qu'elle savait retenir et gouverner comme son esprit l'y avait portée de bonne heure. On peut dire qu'elle était née fière et connaissait son prix, avant que les compliments lui en eussent donné la mesure. Aussi aimait-elle la louange et la soumission de tout le monde. Elle ne souffrait point qu'on fût hardi avec elle, mais elle souffrait bien qu'on y fût craintif, et j'étais, comme bien d'autres, attaché à elle par une forte envie de lui plaire, en même temps que dépité de m'y trouver en trop grande compagnie.

      Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui parler d'un peu plus près, de lui donner du toi, et de la suivre jusqu'en sa maison quand elle revenait avec nous de la messe ou de la danse. C'était Joseph Picot et moi; mais nous n'en étions pas plus avancés pour ça, et peut-être que, sans nous le dire, nous nous en prenions l'un à l'autre.

      Joseph était toujours à la métairie de l'Aulnières, à une demi-lieue de chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.

      Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pouvait le paraître aux yeux qui ne répugnent point aux figures tristes. Il avait la mine jaune et maigre, et ses cheveux bruns, qui lui tombaient à plat sur le front et au long des joues, le rendaient encore plus chétif dans son apparence. Il n'était cependant ni mal fait, ni malgracieux de son corps, et je trouvais, dans sa mâchoire sèchement coudée, quelque chose que j'ai toujours observé être contraire à la faiblesse. On le jugeait malade parce qu'il se mouvait lentement et n'avait aucune gaieté de jeunesse; mais, le voyant très-souvent, je savais qu'il était ainsi de sa nature et ne souffrait d'aucun mal.

      C'était pourtant un ouvrier très-médiocre à la terre, pas très-soigneux aux bestiaux, et d'un caractère qui n'avait rien d'aimable.

      Son gage était le plus bas qu'on puisse payer dans un domaine à un valet de charrue, et encore s'étonnait-on que son maître le voulût bien garder si longtemps, car il ne savait rien faire prospérer aux champs ni à l'étable. Mêmement, quand on l'en reprenait, il avait un air de dépit si farouche qu'on ne savait que penser. Mais le père Michel assurait qu'il n'avait jamais fait aucune mauvaise réponse, et il aimait mieux ceux qui se soumettent sans rien dire, même en faisant la grimace, que ceux qui flattent et qui trompent en caressant.

      Sa grande fidélité et le mépris qu'en toutes choses il marquait pour les actions injustes, le faisaient donc estimer de son maître, lequel disait encore de lui que c'était grand dommage de voir un garçon si honnête et si sage, avoir les bras si mols et le cœur si indifférent à son ouvrage. Mais tel qu'il était, il le gardait par habitude, et aussi par considération pour le père Brulet qui était un de ses amis très-ancien.

      Dans ce que je viens de vous dire de lui, vous ne voyez point qu'il dût plaire aux filles. Aussi ne le regardaient-elles que pour s'étonner seulement de ne jamais rencontrer ses yeux, qui étaient grands et clairs comme ceux d'une chouette et semblaient ne lui servir de rien.

      Et cependant, j'étais toujours jaloux de lui, parce que Brulette lui marquait toujours une attention qu'elle n'avait pour personne et qu'elle m'obligeait d'avoir aussi. Elle ne le taboulait plus et marquait de vouloir accepter son humeur telle que Dieu l'avait tournée, sans se fâcher ni s'inquiéter de rien. Ainsi, elle lui passait de manquer de galanterie, et mêmement de politesse, elle qui en exigeait tant de la part des autres. Il pouvait faire mille sottises, comme de s'asseoir sur la chaise qu'elle quittait et de la laisser en chercher une autre; de ne point lui ramasser ses pelotes de laine ou de fil quand elles venaient à choir; de lui couper la parole, ou de casser quelque épelette ou ustensile à son usage: et jamais elle ne lui disait un mot d'impatience, tandis qu'elle me grondait et me plaisantait s'il m'arrivait d'en faire seulement le quart.

      Et puis, elle prenait soin de lui comme s'il eût été son frère. Elle avait toujours un morceau de viande en réserve, quand il venait la voir, et, soit qu'il eût faim ou non, le lui faisait manger, disant qu'il avait besoin de se nourrir le sang et de se renforcer l'estomac. Elle avait l'œil à ses hardes ni plus ni moins que la Mariton, et mêmement s'enchargeait de les renouveler, disant que la mère n'avait point le temps de coudre et de tailler. Et enfin, elle menait souvent pâturer ses bêtes du côté où il travaillait, et causait avec lui, encore qu'il causât bien peu et bien mal quand il s'y essayait.

      Et en outre, elle ne souffrait point qu'on fît mépris ou moquerie de son air triste