Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel). Feuillet Octave

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Название Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel)
Автор произведения Feuillet Octave
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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toute radieuse.

      – Eh bien, ma chérie, lui ai-je dit, j'espère que maintenant tu vas manger ton pain?

      – Oh! vraiment, non, Maxime; j'ai été trop émue, vois-tu, et puis il faut te dire qu'il est arrivé aujourd'hui une élève, une nouvelle, qui nous a donné un régal de meringues, d'éclairs et de chocolat à la crème, de sorte que je n'ai pas faim du tout. Je suis même très embarrassée, parce que dans mon trouble j'ai oublié tout à l'heure de remettre mon pain au panier, comme on doit le faire quand on n'a pas faim au goûter, et j'ai peur d'être punie; mais, en passant dans la cour, je vais tâcher de jeter mon pain dans le soupirail de la cave sans qu'on s'en aperçoive.

      – Comment! petite soeur, ai-je repris en rougissant légèrement, tu vas perdre ce gros morceau de pain-là?

      – Ah! je sais que ce n'est pas bien, car il y a peut-être des pauvres qui seraient bien heureux de l'avoir, n'est-ce pas, Maxime?

      – Il y en a certainement, ma chère enfant.

      – Mais comment veux-tu que je fasse? les pauvres n'entrent pas ici.

      – Voyons, Hélène, confie-moi ce pain, et je le donnerai en ton nom au premier pauvre que je rencontrerai, veux-tu?

      – Je crois bien!

      L'heure de la retraite a sonné: j'ai rompu le pain en deux morceaux que j'ai fait disparaître honteusement dans les poches de mon paletot.

      – Cher Maxime! a repris l'enfant, à bientôt, n'est-ce pas? Tu me diras si tu as rencontré un pauvre, si tu lui as donné mon pain, et s'il l'a trouvé bon.

      Oui, Hélène, j'ai rencontré un pauvre, et je lui ai donné ton pain, qu'il a emporté comme une proie dans sa mansarde solitaire, et il l'a trouvé bon; mais c'était un pauvre sans courage, car il a pleuré en dévorant l'aumône de tes petites mains bien-aimées. Je te dirai tout cela, Hélène, car il est bon que tu saches qu'il y a sur la terre des souffrances plus sérieuses que tes souffrances d'enfant: je te dirai tout, excepté le nom du pauvre.

      Mardi, 28 avril.

      Ce matin, à neuf heures, je sonnais à la porte de M. Laubépin, espérant vaguement que quelque hasard aurait hâté son retour; mais on ne l'attend que demain. La pensée m'est venue aussitôt de m'adresser à madame Laubépin, et de lui faire part de la gêne excessive où me réduit l'absence de son mari. Pendant que j'hésitais entre la pudeur et le besoin, la vieille domestique, effrayée apparemment du regard affamé que je fixais sur elle, a tranché la question en refermant brusquement la porte. J'ai pris alors mon parti, et j'ai résolu de jeûner jusqu'à demain. Je me suis dit qu'après tout on ne meurt pas pour un jour d'abstinence: si j'étais coupable en cette circonstance d'un excès de fierté, j'en devais souffrir seul, et par conséquent cela ne regardait que moi.

      Là-dessus je me suis dirigé vers la Sorbonne, où j'ai assisté successivement à plusieurs cours, en essayant de combler, à force de jouissances spirituelles, le vide qui se faisait sentir dans mon temporel; mais l'heure est venue où cette ressource m'a manqué, et aussi bien je commençais à la trouver insuffisante. J'éprouvais surtout une forte irritation nerveuse que j'espérais calmer en marchant. La journée était froide et brumeuse. Comme je passais sur le pont des Saints-Pères, je me suis arrêté un instant presque malgré moi; je me suis accoudé sur le parapet, et j'ai regardé les eaux troubles du fleuve se précipiter sous les arches. Je ne sais quelles pensées maudites ont traversé en ce moment mon esprit fatigué et affaibli: je me suis représenté soudain sous les plus insupportables couleurs l'avenir de lutte continuelle, de dépendance et d'humiliation dans lequel j'entrais lugubrement par la porte de la faim; j'ai senti un dégoût profond, absolu, et comme une impossibilité de vivre. En même temps, un flot de colère sauvage et brutale me montait au cerveau, j'ai eu comme un éblouissement, et, me penchant dans le vide, j'ai vu toute la surface du fleuve se pailleter d'étincelles…

      Je ne dirai pas, suivant l'usage: Dieu ne l'a pas voulu. Je n'aime pas ces formules banales. J'ose dire: Je ne l'ai pas voulu! Dieu nous a faits libres, et si j'en avais pu douter auparavant, cette minute suprême où l'âme et le corps, le courage et la lâcheté, le bien et le mal, se livraient en moi, si clairement un mortel combat, cette minute eût emporté mes doutes à jamais.

      Redevenu maître de moi, je n'ai plus éprouvé vis-à-vis de ces ondes redoutables que la tentation fort innocente et assez niaise d'y étancher la soif qui me dévorait. J'ai réfléchi au surplus que je trouverais dans ma chambre une eau beaucoup plus limpide, et j'ai pris rapidement le chemin de l'hôtel, en me faisant une image délicieuse des plaisirs qui m'y attendaient. Dans mon triste enfantillage, je m'étonnais, je ne revenais pas de n'avoir point songé plus tôt à cet expédient vainqueur. Sur le boulevard, je me suis croisé tout à coup avec Gaston de Vaux, que je n'avais pas vu depuis deux ans. Il s'est arrêté après un mouvement d'hésitation, m'a serré cordialement la main, m'a dit deux mots de mes voyages et m'a quitté à la hâte. Puis, revenant sur ses pas:

      – Mon ami, m'a-t-il dit, il faut que tu me permettes de t'associer à une bonne fortune qui m'est arrivée ces jours-ci. J'ai mis la main sur un trésor: j'ai reçu une cargaison de cigares qui me coûtent deux francs chacun, mais qui sont sans prix. En voici un, tu m'en diras des nouvelles. Au revoir, mon bon!

      J'ai monté péniblement mes six étages, et j'ai saisi, en tremblant d'émotion, ma bienheureuse carafe, dont j'ai épuisé le contenu à petites gorgées; après quoi j'ai allumé le cigare de mon ami, en m'adressant dans ma glace un sourire d'encouragement. Je suis ressorti aussitôt, convaincu que le mouvement physique et les distractions de la rue m'étaient salutaires. En ouvrant ma porte, j'ai été surpris et mécontent d'apercevoir dans l'étroit corridor la femme du concierge de l'hôtel, qui a paru décontenancée de ma brusque apparition. Cette femme a été autrefois au service de ma mère, qui l'avait prise en affection, et qui lui donna en la mariant la place lucrative qu'elle occupe encore aujourd'hui. J'avais cru remarquer depuis quelques jours qu'elle m'épiait, et, la surprenant cette fois presque en flagrant délit:

      – Qu'est-ce que vous voulez? lui ai-je dit violemment.

      – Rien, monsieur Maxime, rien, a-t-elle répondu fort troublée; j'apprêtais le gaz.

      J'ai levé les épaules, et je suis parti.

      Le jour tombait. J'ai pu me promener dans les lieux les plus fréquentés sans craindre de fâcheuses reconnaissances. J'ai été forcé de jeter mon cigare, qui me faisait mal. Ma promenade a duré deux ou trois heures, des heures cruelles. Il y a quelque chose de particulièrement poignant à se sentir attaqué, au milieu de tout l'éclat et de toute l'abondance de la vie civilisée, par le fléau de la vie sauvage, la faim. Cela tient de la folie; c'est un tigre qui vous saute à la gorge en plein boulevard.

      Je faisais des réflexions nouvelles. Ce n'est donc pas un vain mot, la faim! Il y a donc vraiment une maladie de ce nom-là; il y a vraiment des créatures humaines qui souffrent à l'ordinaire, et presque chaque jour, ce que je souffre, moi, par hasard, une fois en ma vie. Et pour combien d'entre elles cette souffrance ne se complique-t-elle pas encore de raffinements qui me sont épargnés? Le seul être qui m'intéresse au monde, je le sais du moins à l'abri des maux que je subis: je vois son cher visage heureux, rose et souriant. Mais ceux qui ne souffrent pas seuls, ceux qui entendent le cri déchirant de leurs entrailles répété par des lèvres aimées et suppliantes, ceux qu'attendent dans leur froid logis des femmes aux joues pâles et des petits enfants sans sourire!.. Pauvres gens!.. O sainte charité!

      Ces pensées m'ôtaient le courage de me plaindre; elles m'ont donné celui de soutenir l'épreuve jusqu'au bout. Je pouvais en effet l'abréger. Il y a ici deux ou trois restaurants où je suis connu, et il m'est arrivé souvent, quand j'étais riche, d'y entrer sans scrupule, quoique j'eusse oublié ma bourse. Je pouvais user de ce procédé. Il ne m'eût pas été plus difficile de trouver à emprunter cent sous dans Paris; mais ces expédients, qui sentaient la misère et la tricherie, m'ont décidément répugné. Pour les pauvres cette pente est glissante, et je n'y veux même pas poser le pied: j'aimerais autant, je crois, perdre la probité même que de perdre la délicatesse, qui est la distinction de cette vertu vulgaire. Or, j'ai trop souvent remarqué avec quelle facilité