Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert

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Название Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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peut rien sur les lâches qui l'entourent. Mais tu es brave, toi! ils t'obéiront. Commande-les; Carthage est à nous; jetons-nous-y!»

      « – Non! dit Mâtho, la malédiction de Moloch pèse sur moi. Je l'ai senti à ses yeux, et tout à l'heure j'ai vu dans un temple un bélier noir qui reculait.»

      Il ajouta, en regardant autour de lui: «Où est-elle?»

      Spendius comprit qu'une inquiétude immense l'occupait; il n'osa plus parler.

      Les arbres derrière eux fumaient encore; de leurs branches noircies, des carcasses de singes à demi brûlées tombaient de temps à autre au milieu des plats.

      Les soldats ivres ronflaient, la bouche ouverte, à côté des cadavres; et ceux qui ne dormaient pas baissaient leur tête, éblouis par le jour. Le sol piétiné disparaissait sous des flaques rouges. Les éléphants balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment répandus, et sous la porte une ligne épaisse de chariots amoncelés par les Barbares; les paons juchés dans les cèdres déployaient leur queue et se mettaient à crier.

      L'immobilité de Mâtho étonnait Spendius; il était encore plus pâle que tout à l'heure, et les prunelles fixes, il suivait quelque chose à l'horizon, appuyé des deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par découvrir ce qu'il contemplait. Un point d'or tournait au loin dans la poussière sur la route d'Utique; c'était le moyeu d'un char attelé de deux mulets; un esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les reconnut; il retint un cri.

      Un grand voile, par derrière, flottait au vent.

      II

      A SICCA

      Deux jours après, les Mercenaires sortirent de Carthage.

      On leur avait donné à chacun une pièce d'or, sous la condition qu'ils iraient camper à Sicca, et on leur avait dit avec toutes sortes de caresses:

      « – Vous êtes les sauveurs de Carthage! Mais vous l'affameriez en y restant; elle deviendrait insolvable. Éloignez-vous! La République vous saura gré de cette condescendance. Nous allons immédiatement lever des impôts; votre solde sera complète, et l'on équipera des galères qui vous reconduiront dans vos patries.»

      Ils ne savaient que répondre à tant de discours. Ces hommes, accoutumés à la guerre, s'ennuyaient dans le séjour d'une ville; on n'eut pas de mal à les convaincre, et le peuple monta sur les murs pour les voir s'en aller.

      Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta, pêle-mêle, les archers avec les hoplites, les capitaines avec les soldats, les Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d'un pas hardi, faisant sonner sur les dalles leurs lourds cothurnes. Leurs armures étaient bosselées par les catapultes et leurs visages noircis par le hâle des batailles. Des cris rauques sortaient des barbes épaisses; leurs cottes de mailles déchirées battaient sur les pommeaux des glaives, et l'on apercevait, aux trous de l'airain, leurs membres nus, effrayants comme des machines de guerre. Les sarisses, les haches, les épieux, les bonnets de feutre et les casques de bronze, tout oscillait à la fois d'un seul mouvement. Ils emplissaient la rue à faire craquer les murs, et cette longue masse de soldats en armes s'épanchait entre les hautes maisons à six étages, barbouillées de bitume. Derrière leurs grilles de fer ou de roseaux, les femmes, la tête couverte d'un voile, regardaient en silence les Barbares passer.

      Les terrasses, les fortifications, les murs disparaissaient sous la foule des Carthaginois, habillée de vêtements noirs; les tuniques des matelots faisaient comme des taches de sang parmi cette sombre multitude; des enfants presque nus gesticulaient dans le feuillage des colonnes ou entre les branches d'un palmier. Des anciens s'étaient postés sur la plate-forme des tours; et l'on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi, de place en place, un personnage à barbe longue, dans une attitude rêveuse. De loin, il semblait vague comme un fantôme, et immobile comme des pierres.

      Tous étaient oppressés par la même inquiétude; on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts, n'eussent la fantaisie de vouloir rester. Mais ils partaient avec tant de confiance que les Carthaginois s'enhardirent et se mêlèrent aux soldats. On les accablait de serments, d'étreintes. On leur jetait des parfums, des fleurs et des pièces d'argent. On leur donnait des amulettes contre les maladies; mais on avait craché dessus trois fois pour attirer la mort, ou enfermé dedans des poils de chacal qui rendent le cœur lâche. On invoquait tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa malédiction.

      Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme et des traînards. Des malades gémissaient sur des dromadaires; d'autres s'appuyaient, en boitant, sur le tronçon d'une pique. Les ivrognes emportaient des outres, les voraces des quartiers de viande, des gâteaux, des fruits, du beurre dans des feuilles de figuier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait avec des parasols à la main, avec des perroquets sur l'épaule. Ils se faisaient suivre par des dogues, par des gazelles ou des panthères. Des femmes de race libyque, montées sur des ânes, invectivaient les négresses qui avaient abandonné pour les soldats les lupanars de Malqua; plusieurs allaitaient des enfants suspendus à leur poitrine dans une lanière en cuir. Les mulets, que l'on aiguillonnait avec la pointe des glaives, pliaient l'échine sous le fardeau des tentes; et il y avait une quantité de valets et de porteurs d'eau, hâves, jaunis par les fièvres et tout sales de vermine, écume de la plèbe carthaginoise, qui s'attachait aux Barbares.

      Quand ils furent passés, on ferma les portes derrière eux, le peuple ne descendit pas des murs; l'armée se répandit bientôt sur la largeur de l'isthme.

      Elle se divisait par masses inégales. Puis les lances apparurent comme de hauts brins d'herbe, enfin tout se perdit dans une traînée de poussière; ceux des soldats qui se retournaient vers Carthage n'apercevaient plus que ses longues murailles, découpant au bord du ciel leurs créneaux vide.

      Les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent que quelques-uns d'entre eux, restés dans la ville (car ils ne savaient pas leur nombre), s'amusaient à piller un temple. Ils rirent beaucoup à cette idée, puis continuèrent leur chemin.

      Ils étaient joyeux de se retrouver, comme autrefois marchant tous ensemble dans la pleine campagne; et des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamertins:

      « – Avec ma lance et mon épée, je laboure et je moissonne; c'est moi qui suis le maître de la maison! L'homme désarmé tombe à mes genoux et m'appelle Seigneur et Grand-Roi.»

      Ils criaient, sautaient; les plus gais commençaient des histoires; le temps des misères était fini. En arrivant à Tunis, quelques-uns remarquèrent qu'il manquait une troupe de frondeurs baléares; ils n'étaient pas loin, sans doute; on n'y pensa plus.

      Les uns allèrent loger dans les maisons, les autres campèrent au pied des murs, et les gens de la ville vinrent causer avec les soldats.

      Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui brûlaient à l'horizon, du côté de Carthage; ces lueurs, comme des torches géantes, s'allongeaient sur le lac immobile. Personne, dans l'armée, ne pouvait dire quelle fête on célébrait.

      Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne toute couverte de cultures. Les métairies des patriciens se succédaient sur le bord de la route; des rigoles coulaient dans le bois de palmiers; les oliviers faisaient de longues lignes vertes; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines; des montagnes bleues se dressaient par derrière. Un vent chaud soufflait. Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus.

      Les Barbares se ralentirent.

      Ils s'en allaient par détachements isolés, ou se traînaient les uns après les autres à de longs intervalles. Ils mangeaient des raisins au bord des vignes. Ils se couchaient dans les herbes, et ils regardaient avec stupéfaction les grandes cornes des bœufs artificiellement tordues, les brebis revêtues de peaux pour protéger leur laine, les sillons qui s'entre-croisaient de manière à former des losanges, et les socs de charrue pareils à des ancres de navires, avec les grenadiers que l'on arrosait de silphium.