Le feu. Henri Barbusse

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Название Le feu
Автор произведения Henri Barbusse
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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la regarder en face.

      V

      L’ASILE

      La route blafarde qui monte au milieu du bois nocturne est bouchée et obstruée d’ombres, étrangement. Il semble que, par enchantement, la forêt y déborde et y roule, dans l’épaisseur de la ténèbre. C’est le régiment qui marche, en quête d’un nouveau gîte.

      A l’aveugle, les files pesantes d’ombres, hautement et largement chargées, se bousculent: chaque flot, poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le précède. Sur les côtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des gradés. Une sourde rumeur, faite d’un mélange d’exclamations, de bribes de conversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, monte de cette dense cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix est accompagné par le roulement des pieds, le tintement des fourreaux de baïonnette, des quarts et des bidons métalliques, par le grondement et le martèlement des soixante voitures du train de combat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Et c’est une masse telle qui piétine et s’étire sur la montée de la route que, malgré le dôme infini de la nuit, on nage dans une odeur de cage aux lions.

      Dans le rang, on ne voit rien: parfois, quand on a le nez dessus à la suite d’un remous, on est bien forcé de discerner le fer-blanc d’une gamelle, l’acier bleuté d’un casque, l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, au jet d’étincelles éblouissantes qui fuse d’un briquet, ou à la flamme rouge éployée sur la hampe lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au delà de proches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandes irrégulières d’épaules casquées qui ondulent comme des vagues à l’assaut de l’obscurité massive. Puis tout s’éteint et, pendant que les jambes font des pas, l’œil de chaque marcheur fixe interminablement la place présumée du dos qui vit devant.

      Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux – qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre – l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.

      On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires: on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait.

      C’est dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau régulier va, cette fois, au repos. Quel sera ce pays où l’on doit vivre huit jours? Il s’appelle, croit-on (mais personne n’est sûr de rien), Gauchin-l’Abbé. On en dit merveille:

      – Paraît qu’c’est tout à fait à la coque!

      Dans les rangs des camarades dont on commence à deviner les formes et les traits, à spécialiser les trognes baissées et les bouches bâillantes, au fond du crépuscule du matin, s’élèvent des voix qui renchérissent:

      – Jamais on n’aura eu un cantonnement pareil. Y a la Brigade. Y a l’ Conseil de Guerre. Tu y trouves de tous chez les marchands.

      – Si y a la Brigade, y a du pied.

      – Tu crois qu’on trouvera une table pour manger pour l’escouade?

      – Tout c’ qu’on voudra, j’ te dis!

      Un prophète de malheur hoche la tête:

      – Ce que sera c’ cantonnement où on n’a jamais été, j’ sais pas, dit-il. Mais c’ que j’sais, c’est qu’i’ s’ra pareil aux autres.

      Mais on ne le croit pas, et, au sortir de la fièvre tumultueuse de la nuit, il semble à tous que c’est d’une espèce de terre promise qu’on s’approche à mesure qu’on marche du côté de l’orient, dans l’air glacé, vers le nouveau village que va apporter la lumière.

** *

      On atteint, au petit jour, en bas d’une côte, des maisons qui dorment encore, enveloppées dans des épaisseurs grises.

      – C’est là!

      Ouf! On a fait ses vingt-huit kilomètres dans la nuit…

      Mais, quoi donc?.. On ne s’arrête pas. On dépasse les maisons, qui se renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leur mystère.

      – Paraît qu’faut encore marcher longtemps. C’est là-bas, là-bas!

      On marche mécaniquement, les membres sont envahis d’une sorte de torpeur pétrifiée; les articulations crient et font crier.

      Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si froid que pendant les haltes les hommes écrasés de lassitude n’osent pas s’asseoir et vont et viennent comme des spectres dans l’humidité opaque. Un vent âpre d’hiver flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.

      Enfin le soleil perce cette buée qui s’étale sur nous et dont le contact nous trempe. C’est comme une clairière féerique qui s’ouvre au milieu des nuages terrestres.

** *

      Le régiment s’étire, se réveille vraiment, et lève doucement ses faces dans l’argent doré du premier rayon.

      Puis, très vite, le soleil devient ardent, et, alors, il fait trop chaud.

      On halète dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout à l’heure, lorsqu’on claquait des dents et que le brouillard nous passait son éponge mouillée sur la figure et les mains.

      La région que nous traversons dans la matinée torride, c’est le pays de la craie.

      – I’s empierrent avec de la pierre à chaux, ces salauds-là!

      La route s’est faite aveuglante et c’est maintenant un long nuage desséché de calcaire et de poussière qui s’étend au-dessus de notre marche et nous frotte au passage.

      Les figures rougeoient, se vernissent et brillent; telles faces sanguines semblent enduites de vaseline; des joues et des fronts se plaquent d’une couche bise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vague forme de pieds, et semblent avoir barboté dans des auges de maçons. Le sac, le fusil se saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace à droite et à gauche un sillage laiteux sur les herbes de bordure.

      Pour comble:

      – A droite! Un convoi!

      On se porte sur la droite, à la hâte, non sans bousculades.

      Le convoi de camions – longue chaîne d’énormes bolides carrés, enroulés dans un infernal tintamarre – se rue sur la route. Malédiction! Il soulève à mesure, en passant, l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jette à la volée sur les épaules!

      Nous voici habillés d’un voile gris clair et sur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais aux sourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides. Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étranges vieillards.

      – Quand on s’ra vioques, c’est comme ça qu’on sera laids, dit Tirette.

      – Tu craches blanc, constate Biquet.

      Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues de plâtre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d’humanité.

      On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière. L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de morne lassitude et de dégoût.

      On aperçoit enfin l’oasis tant poursuivie: au delà d’une colline, sur une autre colline