Название | Mensonges |
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Автор произведения | Paul Bourget |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
IV
« LE SIGISBÉE »
Deux domestiques en livrée étaient venus relever les rideaux; et la scène apparut, minuscule. L'indication de la brochure portant simplement ces mots: « Dans un jardin, à Venise, » le décor avait pu être réduit à une toile qui fermait le fond, et à un fouillis de plantes empruntées aux célèbres serres de la comtesse. Avec leurs formes un peu raides et la nuance lustrée de leurs feuillages, ces arbustes exotiques faisaient un cadre bien différent de celui que la fantaisie de M. Perrin avait aménagé à la Comédie-Française. Il s'était, lui, le directeur artiste, s'il en fut jamais, complu à restituer une de ces terrasses sur la lagune, qui descendent vers l'eau glauque par un escalier de marbre blanc, avec des façades de palais à colonnettes rouges sur l'horizon bleuâtre, avec des fuites de noires gondoles au tournant des canaux. Cette nouveauté de décor, la petitesse de la scène, le cercle restreint du public et son caractère d'élite, tout contribuait à augmenter le trouble de René. Il retrouva l'espèce de battement affolé du cœur qu'il avait connu derrière un des portants du théâtre, le soir de la première représentation. Des applaudissements éclatèrent, qui saluaient l'entrée en scène de Colette Rigaud. L'actrice s'inclina en souriant, dans son costume à la Watteau, et, même sous cette robe copiée d'une des fêtes galantes du grand peintre, avec ses cheveux poudrés, une mouche au coin du sourire et du rouge sur ses joues trop pâles, elle gardait ce je ne sais quoi d'attendrissant qui venait de ses yeux et de sa bouche, tout pareils, en effet, aux yeux tristement songeurs et à la bouche, mélancolique dans la sensualité, que Botticelli donne à ses madones et à ses anges. Que de fois René avait entendu Claude gémir: « Lorsqu'elle m'a menti, et qu'elle me regarde avec ces yeux-là, je me mets à la plaindre de ses infamies au lieu de lui en vouloir. » Colette commença de réciter les premiers vers de son rôle avec ses lèvres à la fois un peu renflées et fines, et l'angoisse de René fut portée à son comble, tandis qu'il écoutait autour de lui les chuchotements presque à voix haute que les gens du monde se permettent volontiers lorsqu'une artiste joue dans un salon. « Elle est bien jolie… – Croyez-vous que ce soit le même costume qu'au théâtre?.. – Ma foi, elle est trop maigre pour mon goût… – Quelle voix sympathique!.. – Non, elle imite trop Sarah Bernhardt… – J'adore cette pièce, et vous?.. – Les vers, moi, ça me fait dormir… » L'oreille aiguë du poète surprenait ces exclamations et d'autres encore. Elles furent réprimées par une bordée de « chut »! qui partirent d'un groupe de jeunes gens, tout près de René, parmi lesquels se distinguait un personnage chauve, au nez un peu fort, à la face congestionnée. La comtesse lui envoya de la main un geste de remerciement et, se retournant vers son voisin:
– « C'est M. Salvaney, » fit-elle, « il est amoureux fou de Colette. »
Le silence s'était rétabli, un silence troublé à peine par le bruit des respirations, le froissement des étoffes et la palpitation des éventails. René, maintenant, écoutait chanter la musique de ses propres vers avec une griserie délicieuse, car, à ce silence et aux murmures approbatifs qui s'élevèrent bientôt, il comprenait, il sentait que son œuvre s'imposait à ce public de mondaines et de mondains réunis dans ce salon, comme elle s'était imposée à la salle de « première » au Théâtre-Français, toute remplie d'écrivains fatigués, de courriéristes blasés, de boulevardiers viveurs et de femmes galantes. Une hallucination intérieure ramenait malgré lui le jeune homme vers l'époque où il avait imaginé, puis écrit, cette saynète qui lui valait, ce soir, un nouveau et délicieux frémissement d'amour-propre, après avoir si profondément bouleversé sa vie. Il se revoyait au printemps dernier, se promenant dans les allées du jardin du Luxembourg, vers le crépuscule; et le mystère de la nuit commençante, l'arome des fleurs, l'azur assombri du ciel apparu à travers la feuillée encore rare, le marbre des statues des reines, tout de ce paysage l'avait enivré, d'autant plus que Rosalie marchait auprès de lui, silencieuse. Elle avait une si candide façon de le regarder avec ses yeux noirs, où il pouvait lire une tendresse inconsciente et passionnée! C'était ce soir-là qu'il lui avait parlé d'amour, ainsi, dans le parfum des premiers lilas, tandis que la voix de madame Offarel causant avec Émilie leur arrivait, indistincte. Il était revenu rue Coëtlogon en proie à cette fièvre d'espérance qui vous met les larmes au bord des yeux, le cœur au bord des lèvres, qui vous remue jusqu'à la racine la plus intime de votre être. Il lui avait été impossible de dormir, et là, seul dans sa chambre, il s'était, par comparaison avec Rosalie, rappelé sa première et unique maîtresse, une fille du quartier Latin, nommée Élise. Il l'avait rencontrée dans une brasserie où il s'était laissé entraîner par les deux seuls confrères qu'il connût. Élise était jolie, quoique fanée, avec du noir sous les yeux, de la poudre sur tout le visage, du carmin aux lèvres. Elle avait eu un caprice pour lui, et, bien qu'elle le choquât de toute manière, par ses gestes et par ses pensées, par sa voix et par ses sensations, il était devenu son amant; – triste intrigue qui avait duré six mois, et qui lui demeurait comme un souvenir amer. Il s'était attaché, malgré lui, à cette fille, étant de ceux que la volupté mène à la tendresse, et il avait cruellement souffert de ses coquetteries, de ses grossièretés de cœur, du fond d'infamie morale sur lequel la pauvre créature vivait. Assis à sa table de travail et songeant avec extase à la pureté de Rosalie, il avait conçu l'idée d'un poème où il mettrait en contraste une coquette d'une part, de l'autre une jeune fille vraie et tendre. Puis, comme il était un fervent lecteur des comédies de Shakespeare et de Musset, sa vulgaire aventure de brasserie avait, par une métamorphose étrange et cependant sincère, pris la forme d'une fantaisie italienne. Il avait, cette nuit même, jeté sur le papier le plan du Sigisbée et composé cinquante vers. C'était la simple histoire d'un jeune seigneur vénitien, Lorenzo, qui s'éprenait d'une froide et cruelle coquette: la princesse Cœlia. Il perdait, le malheureux, son cœur et ses larmes à courtiser cette implacable beauté, puis, sur le conseil d'un jeune marquis de Sénécé, roué français de passage à Venise, il affectait, pour piquer au jeu Cœlia, de s'intéresser à la jolie et douce comtesse Béatrice. Il découvrait alors que cette dernière l'aimait depuis longtemps; et quand Cœlia, prise au piège, essayait de l'attirer de nouveau, Lorenzo, éclairé par cette expérience, disait non à la perfide dont il avait été le triste Sigisbée, pour s'abandonner tout entier au charme de celle qui savait aimer, – simplement.
Colette parlait, jouant Cœlia. Lorenzo se lamentait. Le roué se moquait. Béatrice rêvait… Ce petit monde venu du pays de Benedict et de Perdican, de la Rosalinde d'As you like it et du Fortunio du Chandelier, allait et venait dans un rayon de poésie, caressant et atténué comme un rayon de lune. Des voix s'élevaient par instants du groupe des femmes, qui jetaient un: « Charmant!.. » ou un: « Exquis!.. » et René se souvenait des nuits de travail, une trentaine, consacrées à prendre et à reprendre tel ou tel de ces morceaux, cette élégie par exemple, écrite par Lorenzo sur un billet, – billet qu'à un moment Cœlia montrait