Название | L'ensorcelée |
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Автор произведения | Barbey d'Aurevilly |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
Et moi, comme je me savais en Normandie, le pays de la terre où l’on entend le mieux les choses de la vie pratique et où la politique des intérêts domine tout à tous les niveaux, je lui dis de donner une bonne mesure d’avoine à mon cheval et de l’arroser d’une chopine de cidre, et qu’après je lui expliquerais mieux ce que j’avais à lui demander. La vieille femme obéit avec la vitesse de l’intérêt excité. Sa figure rechignée et morne se mit à reluire comme un des gros sous qu’elle allait gagner. Elle apporta l’avoine dans une espèce d’auge en bois, montée sur trois pieds boiteux ; mais elle ne comprit pas que le cidre, fait pour un chrétian, fût la bâisson d’oune animâ. Aussi fus-je obligé de lui répéter l’ordre de m’apporter la chopine que j’avais demandée, et je la versai sur l’avoine qui remplissait la mangeoire, à son grand scandale apparemment, car elle fit claquer l’une contre l’autre ses deux mains larges et brunes, comme deux battoirs qui auraient longtemps séjourné dans l’eau d’un fossé, et murmura je ne sais quoi dans un patois dont l’obscurité cachait peut-être l’insolence.
« Eh bien ! la mère, – lui dis-je en regardant manger mon cheval, – vous allez me dire à présent quel chemin je dois suivre pour arriver à la Haie-du-Puits dans la nuit et sans m’égarer. »
Alors elle allongea son bras sec, et, m’indiquant la ligne qu’il fallait suivre, elle me donna une de ces explications compliquées, inintelligibles, où la malice narquoise du paysan, qui prévoit les embarras d’autrui et qui s’en gausse par avance, se mêle à l’absence de clarté qui distingue les esprits grossiers et naturellement enveloppés des gens de basse classe.
Je n’avais rien compris à ce qu’elle me disait. Aussi je me préparais, tout en rebridant mon cheval, à lui faire répéter et éclaircir son explication malencontreuse, quand, s’avisant d’un expédient qui anima sa figure comme une découverte, elle tourna sur le talon de ses sabots ferrés et s’écria d’une voix aiguë en rentrant à moitié dans le cabaret :
« Hé, maître Tainnebouy, v’là un mônsieu qui demande le quemin de la Haie-du-Puits, et qui, si vous v’lez, va s’en aller quant et vous ! »
Sur ma parole, je ne me souciais pas trop du compagnon qu’elle me donnait de son autorité privée. Le Taureau rouge était mal famé, et l’air de la vieille n’avait rien de très rassurant. Si c’était, comme on le disait, un asile pour des drôles de toute espèce, pour tous les vagabonds sans aveu, que ce cabaret isolé, qui semblait bâti par le diable devenu maçon pour l’accomplissement de quelque dessein funeste, on trouvera naturel que je n’inclinasse guère à recevoir de la main de la reine de ce bouge un guide ou un compagnon pour ma route dans cette dangereuse lande qu’il fallait traverser et que la nuit allait bientôt couvrir.
Mais ces réflexions, qui passèrent en moins de temps dans mon cerveau que je n’en mets à les exprimer, ne tinrent pas, malgré l’heure qui noircissait, la misérable réputation du Taureau rouge et l’air sinistre de son hôtesse, contre la présence de l’homme qu’elle avait appelé et qui vint à moi du fond de l’intérieur de la maison, montrant à ma vue agréablement surprise un de ces gaillards de riche mine, lesquels n’ont pas besoin d’un certificat de bonne vie et mœurs délivré par un curé ou par un maire, car Dieu leur en a écrit un magnifique et lisible dans toutes les lignes de leur personne. Dès que je l’eus toisé du regard, mes défiantes idées s’envolèrent comme une nuée de corneilles dénichées tout à coup d’un vieux château par un joyeux coup de fusil tiré au loin dans la plaine. Je vis tout de suite à quelle espèce d’homme j’avais affaire. Il semblait avoir toutes les qualités nécessaires au passage de la lande, c’est-à-dire, en deux mots, la figure la plus rassurante pour un honnête homme et les épaules les plus effrayantes pour un coquin.
C’était un homme de quarante-cinq ans environ, bâti en force, comme on dit énergiquement dans le pays, car de tels hommes sont des bâtisses, un de ces êtres virils, à la contenance hardie, au regard franc et ferme, qui font penser qu’après tout, le mâle de la femme a aussi son genre de beauté. Il avait à peu près cinq pieds quatre pouces de stature, mais jamais le refrain de la vieille chanson normande :
C’est dans la Manche
Qu’on trouve le bon bras.
n’avait trouvé d’application plus heureuse et plus complète. Il me fit l’effet, au premier coup d’œil, et la suite me prouva que je ne m’étais pas trompé, d’un fermier aisé de la presqu’île, qui s’en revenait de quelque marché d’alentour. Excepté le chapeau à couverture de cuve, qu’il avait remplacé par un chapeau à bords plus étroits et plus commode pour trotter à cheval contre le vent, il avait le costume que portaient encore les paysans du Cotentin dans ma jeunesse : la veste ronde de droguet bleu, taillée comme celle d’un majo espagnol, mais moins élégante et plus ample, et la culotte courte, de la couleur de la laine de la brebis, aussi serrée qu’une culotte de daim, et fixée au genou avec trois boutons en cuivre. Et il faut le dire, puisqu’il n’y pensait pas, cette sorte de vêtement lui allait vraiment bien, et dessinait une musculature dont l’homme le moins soucieux de ses avantages aurait eu le droit d’être fier. Il avait passé, par-dessus ses bas de laine bleue à côtes, bien tendus sur des mollets en cœur, ces anciennes bottes sans pied qui descendaient du genou jusqu’à la cheville et dans lesquelles on entrait avec ses souliers. Ces anciennes bottes, qui n’avaient qu’un éperon, et qu’on laissait dans l’écurie avec son cheval quand on était arrivé, étaient, aux jambes de notre Cotentinais, couvertes d’une boue séchée qu’y constellait une boue fraîche, et elles disaient suffisamment qu’elles avaient vu du chemin, et du mauvais chemin, ce jour-là.