Salammbô. Gustave Flaubert

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Название Salammbô
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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du camp oscillait à grands cris depuis les portes jusqu’au centre. Quand le tumulte se faisait trop fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d’ivoire, et, regardant la mer, il restait immobile, les doigts enfoncés dans sa barbe.

      Souvent Mâtho s’écartait pour aller s’entretenir avec Spendius ; puis il se replaçait en face du Suffète, et Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes dardées vers lui. Par-dessus la foule, plusieurs fois, ils se lancèrent des injures, mais qu’ils n’entendirent pas. Cependant la distribution continuait, et le Suffète à tous les obstacles trouvait des expédients.

      Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la différence des monnaies. Il leur fournit de telles explications qu’ils se retirèrent sans murmures. Les Nègres réclamèrent de ces coquilles blanches usitées pour le commerce dans l’intérieur de l’Afrique. Il leur offrit d’en envoyer prendre à Carthage ; alors, comme les autres, ils acceptèrent de l’argent.

      Mais on avait promis aux Baléares quelque chose de meilleur, à savoir des femmes. Le Suffète répondit que l’on attendait pour eux toute une caravane de vierges : la route était longue, il fallait encore six lunes. Quand elles seraient grasses et bien frottées de benjoin, on les enverrait sur des vaisseaux, dans les ports des Baléares.

      Tout à coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux, sauta comme un bateleur sur les épaules de ses amis et il cria :

      – «En as-tu réservé pour les cadavres ?» tandis qu’il montrait dans Carthage la porte de Khamon.

      Aux derniers feux du soleil, les plaques d’airain la garnissant de haut en bas resplendissaient ; les Barbares crurent apercevoir sur elle une traînée sanglante. Chaque fois que Giscon voulait parler, leurs cris recommençaient. Enfin, il descendit à pas graves et s’enferma dans sa tente.

      Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprètes, qui couchaient en dehors, ne bougèrent point ; ils se tenaient sur le dos, les yeux fixes, la langue au bord des dents et la face bleuâtre. Des mucosités blanches coulaient de leurs narines, et leurs membres étaient raides, comme si le froid pendant la nuit les eût tous gelés. Chacun portait autour du cou un petit lacet de joncs.

      La rébellion dès lors ne s’arrêta plus. Ce meurtre des Baléares rappelé par Zarxas confirmait les défiances de Spendius. Ils s’imaginaient que la République cherchait toujours à les tromper. Il fallait en finir ! On se passerait des interprètes ! Zarxas, avec une fronde autour de la tête, chantait des chansons de guerre ; Autharite brandissait sa grande épée ; Spendius soufflait à l’un quelque parole, fournissait à l’autre un poignard. Les plus forts tâchaient de se payer eux-mêmes, les moins furieux demandaient que la distribution continuât. Personne maintenant ne quittait ses armes, et toutes les colères se réunissaient contre Giscon dans une haine tumultueuse.

      Quelques-uns montaient à ses côtés. Tant qu’ils vociféraient des injures on les écoutait avec patience ; mais s’ils tentaient pour lui le moindre mot, ils étaient immédiatement lapidés, ou par-derrière d’un coup de sabre on leur abattait la tête. L’amoncellement des sacs était plus rouge qu’un autel.

      Ils devenaient terribles après le repas, quand ils avaient bu du vin ! C’était une joie défendue sous peine de mort dans les armées puniques, et ils levaient leur coupe du côté de Carthage par dérision pour sa discipline. Puis ils revenaient vers les esclaves des finances et ils recommençaient à tuer. Le mot frappe, différent dans chaque langue, était compris de tous.

      Giscon savait bien que la patrie l’abandonnait ; mais il ne voulait point malgré son ingratitude la déshonorer. Quand ils lui rappelèrent qu’on leur avait promis des vaisseaux, il jura par Moloch de leur en fournir lui-même, à ses frais, et, arrachant son collier de pierres bleues, il le jeta dans la foule en gage de serment.

      Alors les Africains réclamèrent le blé, d’après les engagements du Grand-Conseil. Giscon étala les comptes des Syssites, tracés avec de la peinture violette sur des peaux de brebis ; il lisait tout ce qui était entré dans Carthage, mois par mois et jour par jour.

      Soudain il s’arrêta, les yeux béants, comme s’il fût découvert entre les chiffres sa sentence de mort.

      En effet, les Anciens les avaient frauduleusement réduits et le blé, vendu pendant l’époque la plus calamiteuse de la guerre, se trouvait à un taux si bas, qu’à moins d’aveuglement on n’y pouvait croire.

      – «Parle !» crièrent-ils, «plus haut ! Ah ! c’est qu’il cherche à mentir, le lâche ! méfions-nous.»

      Pendant quelque temps, il hésita. Enfin il reprit sa besogne.

      Les soldats, sans se douter qu’on les trompait, acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites. Alors l’abondance où s’était trouvée Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils brisèrent la caisse de sycomore ; elle était vide aux trois quarts. Ils avaient vu de telles sommes en sortir qu’ils la jugeaient inépuisable ; Giscon en avait enfoui dans sa tente. Ils escaladèrent les sacs. Mâtho les conduisait, et comme ils criaient : «L’argent ! l’argent !» Giscon à la fin répondit :

      – «Que votre général vous en donne !»

      Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands yeux jaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe. Une flèche, arrêtée par les plumes, se tenait à son oreille dans son large anneau d’or, et un filet de sang coulait de sa tiare sur son épaule.

      A un geste de Mâtho, tous s’avancèrent. Il écarta les bras ; Spendius, avec un noeud coulant, l’étreignit aux poignets ; un autre le renversa, et il disparut dans le désordre de la foule qui s’écroulait sur les sacs.

      Ils saccagèrent sa tente. On n’y trouva que les choses indispensables à la vie ; puis, en cherchant mieux, trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre noire tombée de la lune. Beaucoup de Carthaginois avaient voulu l’accompagner ; c’étaient des hommes considérables et tous du parti de la guerre.

      On les entraîna en dehors des tentes, et on les précipita dans la fosse aux immondices. Avec des chaînes de fer ils furent attachés par le ventre à des pieux solides, et on leur tendait la nourriture à la pointe d’un javelot.

      Autharite, tout en les surveillant, les accablait d’invectives, mais comme ils ne comprenaient point sa langue, ils ne répondaient pas ; le Gaulois, de temps à autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier.

      Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit l’armée. A présent que leur colère était finie, des inquiétudes les prenaient. Mâtho souffrait d’une tristesse vague. Il lui semblait avoir indirectement outragé Salammbô. Ces Riches étaient comme une dépendance de sa personne. Il s’asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque chose de la voix dont son coeur était plein.

      Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls étaient payés. Mais, en même temps que se ravivaient les antipathies nationales avec les haines particulières, on sentait le péril de s’y abandonner. Les représailles, après un attentat pareil, seraient formidables. Donc il fallait prévenir la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues n’en finissaient pas. Chacun parlait, on n’écoutait personne, et Spendius, ordinairement si loquace, à toutes les propositions secouait la tête.

      Un soir il demanda négligemment à Mâtho s’il n’y avait pas des sources dans l’intérieur de la ville.

      – «Pas une !» répondit Mâtho.

      Le lendemain, Spendius l’entraîna sur la berge du lac.

      – «Maître !» dit l’ancien esclave, «Si ton coeur est intrépide, je te conduirai dans Carthage.»

      – «Comment ?» répétait l’autre en haletant.

      – «Jure d’exécuter tous mes ordres, de me suivre comme une ombre !»

      Alors Mâtho, levant son bras vers la planète de Chabar, s’écria :

      – «Par Tanit, je le jure !»

      Spendius