Le côté de Guermantes. Marcel Proust

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Название Le côté de Guermantes
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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eût ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise (qui, depuis qu’elle était une vieille femme, se faisait à tout propos ce qu’on appelle une tête de circonstance) n’eût pas manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors, mais d’une façon peu déchiffrable, le long mémoire de ses doléances et les raisons profondes de son mécontentement. Elle les développait d’ailleurs, à la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela – qu’elle croyait désespérant pour nous, « mortifiant », « vexant », – dire toute la sainte journée des « messes basses ».

      Les derniers rites achevés, Françoise, qui était à la fois, comme dans l’église primitive, le célébrant et l’un des fidèles, se servait un dernier verre de vin, détachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d’eau rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait d’un œil dolent « son » jeune valet de pied qui pour faire du zèle lui disait : « Voyons, madame, encore un peu de raisin ; il est esquis », et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu’il faisait trop chaud « dans cette misérable cuisine ». En jetant avec dextérité, dans le même temps qu’elle tournait la poignée de la croisée et prenait l’air, un coup d’œil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n’était pas encore prête, couvait un instant de ses regards dédaigneux et passionnés la voiture attelée, et, cet instant d’attention une fois donné par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d’avance deviné la pureté en sentant la douceur de l’air et la chaleur du soleil ; et elle regardait à l’angle du toit la place où, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminée de ma chambre, des pigeons pareils à ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, à Combray.

      – Ah ! Combray, Combray, s’écriait-elle. (Et le ton presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation eût pu, chez Françoise, autant que l’arlésienne pureté de son visage, faire soupçonner une origine méridionale et que la patrie perdue qu’elle pleurait n’était qu’une patrie d’adoption. Mais peut-être se fût-on trompé, car il semble qu’il n’y ait pas de province qui n’ait son « midi » et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l’on trouve toutes les douces transpositions de longues et de brèves qui caractérisent le méridional.) Ah ! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu’un qui chuchoterait, au lieu d’entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu’on ait entendu avant qu’il ait sonné, et si vous êtes d’une minute en retard, il « rentre » dans des colères épouvantables. Hélas ! pauvre Combray ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j’entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m’auront déjà damnée dans ma vie.

      Mais elle était interrompue par les appels du giletier de la cour, celui qui avait tant plu autrefois à ma grand’mère le jour où elle était allée voir Mme de Villeparisis et n’occupait pas un rang moins élevé dans la sympathie de Françoise. Ayant levé la tête en entendant ouvrir notre fenêtre, il cherchait déjà depuis un moment à attirer l’attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu’avait été Françoise affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille cuisinière alourdie par l’âge, par la mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et c’est avec un mélange charmant de réserve, de familiarité et de pudeur qu’elle adressait au giletier un gracieux salut, mais sans lui répondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n’eût pas osé les braver jusqu’à causer par la fenêtre, ce qui avait le don, selon Françoise, de lui valoir, de la part de Madame, « tout un chapitre ». Elle lui montrait la calèche attelée en ayant l’air de dire : « Des beaux chevaux, hein ! » mais tout en murmurant : « Quelle vieille sabraque ! » et surtout parce qu’elle savait qu’il allait lui répondre, en mettant la main devant la bouche pour être entendu tout en parlant à mi-voix : « Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et même peut-être plus qu’eux, mais vous n’aimez pas tout cela. »

      Et Françoise après un signe modeste, évasif et ravi dont la signification était à peu près : « Chacun son genre ; ici c’est à la simplicité », refermait la fenêtre de peur que maman n’arrivât. Ces « vous » qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c’était nous, mais Jupien avait raison de dire « vous », car, sauf pour certains plaisirs d’amour-propre purement personnels – comme celui, quand elle toussait sans arrêter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de prétendre, avec un ricanement irritant, qu’elle n’était pas enrhumée – pareille à ces plantes qu’un animal auquel elles sont entièrement unies nourrit d’aliments qu’il attrape, mange, digère pour elles et qu’il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ; c’est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d’élaborer les petites satisfactions d’amour-propre dont était formée – en y ajoutant le droit reconnu d’exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgée d’air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa nièce – la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi comprend-on que Françoise avait pu dépérir, les premiers jours, en proie, dans une maison où tous les titres honorifiques de mon père n’étaient pas encore connus, à un mal qu’elle appelait elle-même l’ennui, l’ennui dans ce sens énergique qu’il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu’ils s’« ennuient » trop après leur fiancée, leur village. L’ennui de Françoise avait été vite guéri par Jupien précisément, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu’elle aurait eu si nous nous étions décidés à avoir une voiture. – « Du bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si nous n’avions pas d’équipage, c’est que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d’employé dans un ministère. Giletier d’abord avec la « gamine » que ma grand’mère avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la petite qui presque encore enfant savait déjà très bien recoudre une jupe, quand ma grand’mère était allée autrefois faire une visite à Mme de Villeparisis, s’était tournée vers la couture pour dames et était devenue jupière. D’abord « petite main » chez une couturière, employée à faire un point, à recoudre un volant, à attacher un bouton ou une « pression », à ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite passé deuxième puis première, et s’étant faite une clientèle de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c’est-à-dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de l’atelier qu’elle employait comme apprenties. Dès lors la présence de Jupien avait été moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent à faire des gilets. Mais aidée de ses amies elle n’avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicité un emploi. Il fut libre d’abord de rentrer à midi, puis, ayant remplacé définitivement celui qu’il secondait seulement, pas avant l’heure du dîner. Sa « titularisation » ne se produisit heureusement que quelques semaines après notre emménagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put s’exercer assez longtemps pour aider Françoise à franchir sans trop de souffrances les premiers temps difficiles. D’ailleurs, sans méconnaître l’utilité qu’il eut ainsi pour Françoise à titre de « médicament de transition »,