Название | Le côté de Guermantes |
---|---|
Автор произведения | Marcel Proust |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
Et préoccupé par l’idée de me voir passer seul cette première nuit, car il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu’il avait souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes pour se retourner vers moi, m’adresser de petits sourires, de tendres regards inégaux, les uns venant directement de son œil, les autres à travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l’émotion qu’il avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je ne comprenais toujours pas mais qui m’importait maintenant, notre amitié.
– Mon Dieu ! et où allez-vous coucher ? Vraiment, je ne vous conseille pas l’hôtel où nous prenons pension, c’est à côté de l’Exposition où des fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux l’hôtel de Flandre, c’est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec de vieilles tapisseries. Ça « fait » assez « vieille demeure historique ».
Saint-Loup employait à tout propos ce mot de « faire » pour « avoir l’air », parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements d’expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle école littéraire proviennent les « élégances » dont ils usent, de même le vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l’imitation de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. « D’ailleurs, conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive. Vous n’aurez pas de voisins. Je reconnais que c’est un piètre avantage, et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de précarité. Non, c’est à cause de l’aspect que je vous le recommande. Les chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ça a quelque chose de rassurant. » Mais pour moi, moins artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse commençante, aussi pénible que celle que j’avais jadis à Combray quand ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j’avais ressentie le jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.
– Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais, vous êtes tout pâle ; moi, comme une grande brute, je vous parle de tapisseries que vous n’aurez pas même le cœur de regarder. Je connais la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie, mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce n’est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place.
Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des bordées d’injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce moment un sourire à Saint-Loup et, s’apercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur, écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à le calmer et revint à moi.
– Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre de ce que vous éprouvez ; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon épaule, de penser que si j’avais pu rester près de vous, peut-être j’aurais pu, en causant avec vous jusqu’au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais bien des livrés, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela. Et jamais je n’obtiendrai de me faire remplacer ici ; voilà deux fois de suite que je l’ai fait parce que ma gosse était venue.
Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon mal.
– Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.
Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard myope faisaient allusion à notre grande amitié :
– Non ! vous ici, dans ce quartier où j’ai tant pensé à vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela va-t-il plutôt mieux ? Vous allez me raconter tout cela tout à l’heure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui n’êtes pas habitué, j’ai peur que vous n’ayez froid. Et le travail, vous y êtes-vous mis ? Non ? que vous êtes drôle ! Si j’avais vos dispositions, je crois que j’écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de Madame votre grand’mère. Son Proudhon ne me quitte pas.
Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels d’un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi. Mais il l’y avait précipitée avec tant de force, se redressant d’un mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l’épaule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d’immobilité que d’une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant l’officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial, représentant en somme tout l’opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se hâter, la main vers son képi.
– Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez gentil pour aller m’attendre dans ma chambre, c’est la seconde à droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.
Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque tableau historique et s’il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors qu’il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu’il avait louée pour le temps qu’il resterait à Doncières et qui était sise sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l’égard de ce napoléonide, Place de la République ! Je m’engageai dans l’escalier, manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermée, car j’entendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumé qui brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches et fort maladroitement. J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si j’eusse été de l’autre côté du mur, j’aurais cru venir de quelqu’un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m’assis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la préservaient de l’odeur qu’exhalait le reste du bâtiment, grossière, fade et corruptible comme celle du pain bis. C’est là, dans cette chambre charmante, que j’eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait fini par s’habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à autre tomber une braise qui s’émiettait, ou léchait d’une flamme la paroi de la cheminée. J’entendais le tic tac de la