Название | L'île des pingouins |
---|---|
Автор произведения | Anatole France |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
À ces mots, le moine Magis atteint en trois bonds la femme pingouine, la soulève, l’emporte repliée sous son bras, la chevelure traînante, et la jette épouvantée aux pieds du saint homme Maël.
Et tandis qu’elle pleure et le supplie de ne lui point faire de mal, il tire de son coffre une paire de sandales et lui ordonne de les chausser.
– Serrés dans les cordons de laine, ses pieds, fit-il observer au vieillard, en paraîtront plus petits. Les semelles, hautes de deux doigts, allongeront élégamment ses jambes et le faix qu’elles portent en sera magnifié.
Tout en nouant ses chaussures, la pingouine jeta sur le coffre ouvert un regard curieux, et, voyant qu’il était plein de joyaux et de parures, elle sourit dans ses larmes.
Le moine lui tordit les cheveux sur la nuque et les couronna d’un chapeau de fleurs. Il lui entoura les poignets de cercles d’or et, l’ayant fait mettre debout, il lui passa sous les seins et sur le ventre un large bandeau de lin, alléguant que la poitrine en concevrait une fierté nouvelle et que les flancs en seraient évidés pour la gloire des hanches.
Au moyen des épingles qu’il tirait une à une de sa bouche, il ajustait ce bandeau.
– Vous pouvez serrer encore, fit la pingouine.
Quand il eut, avec beaucoup d’étude et de soins, contenu de la sorte les parties molles du buste, il revêtit tout le corps d’une tunique rose, qui en suivait mollement les lignes.
– Tombe-t-elle bien? demanda la pingouine.
Et, la taille fléchie, la tête de côté, le menton sur l’épaule, elle observait d’un regard attentif la façon de sa toilette.
Magis lui ayant demandé si elle ne croyait pas que la robe fût un peu longue, elle répondit avec assurance que non, qu’elle la relèverait.
Aussitôt, tirant de la main gauche sa jupe par derrière, elle la serra obliquement au-dessus des jarrets, prenant soin de découvrir à peine les talons. Puis elle s’éloigna à pas menus en balançant les hanches.
Elle ne tournait pas la tête; mais en passant près d’un ruisseau, elle s’y mira du coin de l’oeil.
Un pingouin, qui la rencontra d’aventure, s’arrêta surpris, et rebroussant chemin, se mit à la suivre. Comme elle longeait le rivage, des pingouins qui revenaient de la pêche s’approchèrent d’elle et, l’ayant contemplée, marchèrent sur sa trace. Ceux qui étaient couchés sur le sable se levèrent et se joignirent aux autres.
Sans interruption, à son approche, dévalaient des sentiers de la montagne, sortaient des fentes des rochers, émergeaient du fond des eaux, de nouveaux pingouins qui grossissaient le cortège. Et tous, hommes mûrs aux robustes épaules, à la poitrine velue, souples adolescents, vieillards secouant les plis nombreux de leur chair rose aux soies blanches, ou trainant leurs jambes plus maigres et plus seches que le bâton de genévrier qui leur en faisait une troisième, se pressaient, haletants, et ils exhalaient une âcre odeur et des souffles rauques. Cependant, elle allait tranquille et semblait ne rien voir.
– Mon père, s’écria Magis, admirez comme ils cheminent tous le nez dardé sur le centre sphérique de cette jeune demoiselle, maintenant que ce centre est voilé de rose. La sphère inspire les méditations des géomètres par le nombre de ses propriétes; quand elle procède de la nature physique et vivante, elle en acquiert des qualités nouvelles. Et pour que l’intérêt de cette figure fut pleinement révélé aux pingouins, il fallut que, cessant de la voir distinctement par leurs yeux, ils fussent amenés à se la représenter en esprit. Moi-même, je me sens à cette heure irrésistiblement entraîné vers cette pingouine. Est-ce parce que sa jupe lui a rendu le cul essentiel, et que, le simplifiant avec magnificence, elle le revêt d’un caractère synthétique et général et n’en laisse paraître que l’idée pure, le principe divin, je ne saurais le dire; mais il me semble que, si je l’embrassais, je tiendrais dans mes mains le firmament des voluptés humaines. Il est certain que la pudeur communique aux femmes un attrait invincible. Mon trouble est tel que j’essayerais en vain de le cacher.
Il dit, et troussant sa robe horriblement, il s’élance sur la queue des pingouins, les presse, les culbute, les surmonte, les foule aux pieds, les écrase, atteint la fille d’Alca, la saisit à pleines mains par l’orbe rose qu’un peuple entier crible de regards et de désirs et qui soudain disparaît, aux bras du moine, dans une grotte marine.
Alors les pingouins crurent que le soleil venait de s’éteindre. Et le saint homme Maël connut que le Diable avait pris les traits du moine Magis pour donner des voiles à la fille d’Alca. Il était troublé dans sa chair et son âme était triste. En regagnant à pas lents son ermitage, il vit de petites pingouines de six à sept ans, la poitrine plate et les cuisses creuses, qui s’étaient fait des ceintures d’algues et de goémons et parcouraient la plage en regardant si les hommes ne les suivaient pas.
CHAPITRE II. LES PREMIERS VOILES (SUITE ET FIN)
Le saint homme Maël ressentait une profonde affliction de ce que les premiers voiles mis à une fille d’Alca eussent trahi la pudeur pingouine, loin de la servir. Il n’en persista pas moins dans son dessein de donner des vêtements aux habitants de l’île miraculeuse. Les ayant convoqués sur le rivage, il leur distribua les habits que les religieux d’Yvern avaient apportés. Les pingouins reçurent des tuniques courtes et des braies, les pingouines des robes longues. Mais il s’en fallut de beaucoup que ces robes fissent l’effet que la première avait produit. Elles n’étaient pas aussi belles, la façon en était rude et sans art, et l’on n’y faisait plus attention puisque toutes les femmes en portaient. Comme elles préparaient les repas et travaillaient aux champs, elles n’eurent bientôt plus que des corsages crasseux et des cotillons sordides. Les pingouins accablaient de travail leurs malheureuses compagnes qui ressemblaient à des bêtes de somme. Ils ignoraient les troubles du coeur et le désordre des passions. Leurs moeurs étaient innocentes. L’inceste, très fréquent, y revêtait une simplicité rustique, et si l’ivresse portait un jeune garçon à violer son aïeule, le lendemain, il n’y songeait plus.
CHAPITRE III. LE BORNAGE DES CHAMPS ET L’ORIGINE DE LA PROPRIÉTÉ
L’île ne gardait point son âpre aspect d’autrefois, lorsque, au milieu des glaces flottantes elle abritait dans un amphithéâtre de rochers un peuple d’oiseaux. Son pic neigeux s’était affaissé et il n’en subsistait plus qu’une colline, du haut de laquelle on découvrait les rivages d’Armorique, couverts d’une brume éternelle, et l’océan semé de sombres écueils, semblables à des monstres à demi soulevés sur l’abîme.
Ses côtes étaient maintenant très étendues et profondément découpées, et sa figure rappelait la feuille de mûrier. Elle se couvrit soudain d’une herbe salée, agréable aux troupeaux, de saules, de figuiers antiques et de chênes augustes. Le fait est attesté par Bede le Vénérable et plusieurs autres auteurs dignes de foi.
Au nord, le rivage formait une baie profonde, qui devint par la suite un des plus illustres ports de l’univers. À l’est, au long d’une côte rocheuse battue par une mer écumante, s’étendait une lande déserte et parfumée. C’était le rivage des Ombres, où les habitants de l’île ne s’aventuraient jamais, par crainte des serpents nichés dans le creux des roches et de peur d’y rencontrer les âmes des morts, semblables à des flammes livides. Au sud, des vergers et des bois bordaient la baie tiède des Plongeons. Sur ce rivage fortuné le vieillard Maël construisit une église et un moustier de bois. À l’ouest, deux ruisseaux, le Clange et la Surelle, arrosaient les vallées fertiles des Dalles et des Dombes.
Or, un matin d’automne, le bienheureux Maël, qui se promenait dans la vallée du Clange en compagnie d’un religieux d’Yvern, nommé Bulloch, vit passer par les chemins des troupes d’hommes farouches, chargés de pierres. En même temps, il entendit de toutes parts des cris et des plaintes monter de la vallée vers le ciel tranquille.
Et il