Название | Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке |
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Автор произведения | Андре Жид |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | Littérature contemporaine |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 1925 |
isbn | 978-5-9925-1387-5 |
Vincent reparaît vingt minutes plus tard, couvert d’une djellabah de soie vert pistache.
– Oh! attends! attends que je t’arrange, s’écria Lilian ravie. Elle sortit d’un coffre oriental deux larges écharpes aubergine, ceintura Vincent de la plus sombre, Penturbanna de l’autre.
– Mes pensées sont toujours de la couleur de mon coutume (elle avait revêtu un pyjama pourpre lamé d’argent). Je me souviens d’un jour, quand j’étais toute petite, à San Francisco; on a voulu me mettre en noir, sous prétexte qu’une soeur de ma mère venait de mourir; une vieille tante que je n’avais jamais vue. Toute la journée j’ai pleuré; j’étais triste, triste; je me suis figuré que j’avais beaucoup de chagrin, que je regrettais immensément ma tante… rien qu’à cause du noir. Si les hommes sont aujourd’hui plus sérieux que les femmes, c’est qu’ils sont vêtus plus sombrement. Je parie que déjà tu n’as plus les mêmes idées que tout à l’heure. Assieds-toi là, au bord du lit; et quand tu auras bu un gobelet de vodka, une tasse de thé, et mangé deux ou trois sandwiches, je te raconterai une histoire. Tu me diras quand je peux commencer…
Elle s’est assise, sur la descente de lit, entre les jambes de Vincent, pelotonnée comme une stèle égyptienne, le menton sur les genoux. Après avoir elle-même bu et mangé, elle commence:
– J’étais sur la Bourgogne, tu sais, le jour où elle a fait naufrage. J’avais dix-sept ans. C’est te dire mon âge aujourd’hui. J’étais excellente nageuse; et pour te prouver que je n’ai pas le coeur trop sec, je te dirai que, si ma première pensée a été de me sauver moi-même, ma seconde a été de sauver quelqu’un. Même je ne suis pas bien sûre que ce n’ait pas été la première. Ou plutôt, je crois que je n’ai pensé à rien du tout; mais rien ne me dégoûte autant que ceux qui, dans ces moments-là, ne songent qu’à eux-mêmes; si: les femmes qui poussent des cris. Il y eut un premier canot de sauvetage qu’on avait empli principalement de femmes et d’enfants; et certaines de celles-ci poussaient de tels hurlements qu’il y avait de quoi faire perdre la tête. La manoeuvre fut si mal faite que le canot, au lieu de poser à plat sur la mer, piqua du nez et se vida de tout son monde avant même de s’être empli d’eau. Tout cela se passait à la lumière de torches, de fanaux et de projecteurs. Tu n’imagines pas ce que c’était lugubre. Les vagues étaient assez fortes, et tout ce qui n’était pas dans la clarté disparaissait de l’autre côté de la colline d’eau, dans la nuit. Je n’ai jamais vécu d’une vie plus intense; mais j’étais aussi incapable de réfléchir qu’un terre-neuve, je suppose, qui se jette à l’eau. Je ne comprends même plus bien ce qui a pu se passer; je sais seulement que j’avais remarqué, dans le canot, une petite fille de cinq ou six ans, un amour; et tout de suite, quand j’ai vu chavirer la barque, c’est elle que j’ai résolu de sauver. Elle était d’abord avec sa mère; mais celle-ci ne savait pas bien nager; et puis elle était gênée, comme toujours dans ces cas-là, par sa jupe. Pour moi, j’ai dû me dévêtir machinalement; on m’appelait pour prendre place dans le canot suivant. J’ai dû y monter; puis sans doute j’ai sauté à la mer de ce canot même; je me souviens seulement d’avoir nagé assez longtemps avec l’enfant cramponné à mon cou. Il était terrifié et me serrait la gorge si fort que je ne pouvais plus respirer. Heureusement, on a pu nous voir du canot et nous attendre, ou ramer vers nous. Mais ce n’est pas pour ça que je te raconte cette histoire. Le souvenir qui est demeuré le plus vif, celui que jamais rien ne pourra effacer de mon cerveau ni de mon coeur: dans ce canot, nous étions, entassés, une quarantaine, après avoir recueilli plusieurs nageurs désespérés, comme on m’avait recueillie moi-même. L’eau venait presque à ras du bord. J’étais à l’arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer; et pour l’empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir: deux marins, l’un armé d’une hache et l’autre d’un couteau de cuisine, et sais-tu ce qu’ils faisaient?… Ils coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s’aidant des cordes, s’efforçaient de monter dans notre barque. L’un de ces deux marins (l’autre était un nègre) s’est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d’épouvante et d’horreur: “S’il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine.” Il a ajouté que dans tous les naufrages on est forcé de faire comme ça; mais que naturellement on n’en parle pas.
“Alors, je crois que je me suis évanouie; en tout cas, je ne me souviens plus de rien, comme on reste sourd assez longtemps après un bruit trop formidable. Et quand, à bord du X, qui nous a recueillis, je suis revenue à moi, j’ai compris que je n’étais plus, que je ne pourrais plus jamais être la même, la sentimentale jeune fille d’auparavant; j’ai compris que j’avais laissé une partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu’à un tas de sentiments délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher de monter et de faire sombrer mon coeur.
Elle regarda Vincent du coin de l’oeil, et, cambrant le torse en arrière:
– C’est une habitude à prendre.
Puis, comme ses cheveux mal retenus s’étaient défaits et retombaient, sur ses épaules, elle se leva, s’approcha d’un miroir, et, tout en parlant, s’occupa de sa coiffure.
– Quand j’ai quitté l’Amérique, peu de temps après, il me semblait que j’étais la toison d’or et que je partais à la recherche d’un conquéreur. J’ai pu parfois me tromper; j’ai pu commettre des erreurs… et peut-être que j’en commets une aujourd’hui en te parlant comme je fais. Mais toi, ne va pas t’imaginer, parce que je me suis donnée à toi, que tu m’as conquise. Persuade-toi de ceci: j’abomine les médiocres et je ne puis aimer qu’un vainqueur. Si tu veux de moi, que ce soit pour t’aider à vaincre. Mais si c’est pour te faire plaindre, consoler, dorloter.., autant te le dire tout de suite: non, mon vieux Vincent, ce n’est pas moi qu’il te faut: c’est Laura.
Elle dit tout cela sans se retourner, tout en continuant d’arranger ses cheveux rebelles; mais Vincent rencontra son regard dans la glace.
– Tu permettras que je ne te réponde que ce soir, dit-il en se levant et quittant ses vêtements orientaux pour reprendre ceux de la ville. A présent, il faut que je rentre vite avant que mon frère Olivier soit sorti; j’ai quelque chose d’urgent à lui dire.
Il dit cela en manière d’excuse et pour coloret son départ; mais quand il s’approcha de Lilian, celle-ci se retourna, souriante et si belle qu’il hésita:
– A moins que je ne lui laisse un mot qu’il trouve à déjeuner, reprit-il.
– Vous vous parlez beaucoup?
– Presque pas. Non, c’est une invitation pour ce soir, que j’ai à lui transmettre.
– De la part de Robert… Oh! I see.., dit-elle en souriant bizarrement. De celui-là aussi il faudra que nous reparlions… Alors, pars vite. Mais reviens à six heures, car, à sept, son auto nous prendra pour nous emmener dîner au Bois.
Vincent, tout en marchant, médite; il éprouve que du rassasiement des désirs peut naître, accompagnant la joie et comme s’abritant derrière elle, une sorte de désespoir.
VIII
Il faut choisir d’aimer les femmes, ou de les connaître; il n’y a pas de milicu.
Dans le rapide de Paris, Edouard lit le livre de Passavant: La Barre fixe – frais paru, et qu’il vient d’acheter en gare de Dieppe. Sans doute ce livre l’attend à Paris; mais Edouard est impatient de le connaître. On en parle partout. Jamais aucun de ses livres à lui n’a eu l’honneur de figurer aux bibliothèques des gares. On lui a bien parlé de telle démarche qu’il suffirait de faire pour en obtenir le dépôt; mais il n’y tient pas. Il se redit qu’il se soucie fort peu que ses livres soient exposés aux bibliothèques des gares, mais il a besoin de se le redire, en y voyant