Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю

Читать онлайн.
Название Les mystères du peuple, Tome I
Автор произведения Эжен Сю
Жанр История
Серия
Издательство История
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

dragon…

      – Un dragon, Jeanike?

      – Oui; et je vous en prie, allez donc regarder s'il se retourne… du côté de la boutique; je m'expliquerai plus tard. Allez vite… vite!

      – Le dragon ne s'est point retourné, revint dire naïvement Gildas. Mais que pouvez-vous avoir de commun avec des dragons, Jeanike?

      – Rien du tout, Dieu merci; mais ils ont leur caserne ici près…

      – Mauvais voisinage pour les jeunes filles que ces hommes à casque et à sabre, dit Gildas d'un ton sententieux; mauvais voisinage. Cela me rappelle la chanson de la Demande4.

      J'avais une petite colombe dans mon colombier;

      Et voilà que l'épervier est accouru comme un coup de vent;

      Et il a effrayé ma petite colombe, et l'on ne sait ce qu'elle est devenue.

      – Comprenez-vous, Jeanike? Les colombes, ce sont les jeunes filles, et l'épervier…

      – C'est le dragon… Vous ne croyez peut être pas si bien dire, Gildas.

      – Comment, Jeanike, vous seriez-vous aperçue que le voisinage des éperviers… c'est-à-dire des dragons, vous est malfaisant?

      – Il ne s'agit pas de moi.

      – De qui donc?

      – Tenez, Gildas, vous êtes un digne garçon; il faut que je vous demande un conseil. Voici ce qui est arrivé: Il y a quatre jours, mademoiselle, qui ordinairement se tient toujours dans l'arrière-boutique, était au comptoir pendant l'absence de madame et de monsieur Lebrenn; j'étais à côté d'elle; je regardais dans la rue, lorsque je vois s'arrêter devant nos carreaux un militaire.

      – Un dragon? un épervier de dragon? hein, Jeanike?

      – Oui; mais ce n'était pas un soldat; il avait de grosses épaulettes d'or, une aigrette à son casque; ce devait être au moins un colonel. Il s'arrête donc devant la boutique et se met à regarder.

      L'entretien des deux compatriotes fut interrompu par la brusque arrivée d'un homme de quarante ans environ, vêtu d'un habit-veste et d'un pantalon de velours noir, comme le sont ordinairement les mécaniciens des chemins de fer. Sa figure énergique était à demi couverte d'une épaisse barbe brune; il paraissait inquiet, et entra précipitamment dans le magasin en disant à Jeanike:

      – Mon enfant, où est votre patron? Il faut que je lui parle à l'instant; allez, je vous prie, lui dire que Dupont le demande… Vous vous rappellerez bien mon nom, Dupont?

      – Monsieur Lebrenn est sorti ce matin au tout petit point du jour, monsieur, reprit Jeanike, et il n'est pas encore rentré.

      – Mille diables!.. Il y serait donc allé alors? se dit à demi-voix le nouveau venu.

      Il allait quitter le magasin aussi précipitamment qu'il y était entré, lorsque, se ravisant et s'adressant à Jeanike:

      – Mon enfant, dès que M. Lebrenn sera de retour, dites-lui d'abord que Dupont est venu.

      – Bien, monsieur.

      – Et que si, lui, monsieur Lebrenn… ajouta Dupont en hésitant comme quelqu'un qui cherche une idée; puis, l'ayant sans doute trouvée, il ajouta couramment: Dites, en un mot, à votre patron que s'il n'est pas allé ce matin visiter sa provision de poivre, vous entendez bien? sa provision de poivre, il n'y aille pas avant d'avoir vu Dupont… Vous vous rappellerez cela, mon enfant?

      – Oui, monsieur… Cependant, si vous vouliez écrire à monsieur Lebrenn?

      – Non pas, dit vivement Dupont; c'est inutile… dites-lui seulement.

      – De ne pas aller visiter sa provision de poivre avant d'avoir vu monsieur Dupont, reprit Jeanike. Est-ce bien cela, monsieur?

      – Parfaitement, dit-il. Au revoir, mon enfant.

      Et il disparut en toute hâte.

      – Ah ça, mais! monsieur Lebrenn est donc aussi épicier, dit Gildas d'un air ébahi à sa compagne, puisqu'il a des provisions de poivre?

      – En voici la première nouvelle.

      – Et cet homme! il avait l'air tout ahuri. L'avez-vous remarqué? Ah! Jeanike, décidément c'est une étonnante maison que celle-ci.

      – Vous arrivez du pays, vous vous étonnez d'un rien… Mais que je vous achève donc mon histoire de dragon.

      – L'histoire de cet épervier à épaulettes d'or et à aigrette sur son casque, qui s'était arrêté à vous regarder à travers les carreaux, Jeanike?

      – Ce n'est pas moi qu'il regardait.

      – Et qui donc?

      – Mademoiselle Velléda.

      – Vraiment?

      – Mademoiselle brodait; elle ne s'apercevait pas que ce militaire la dévorait des yeux. Moi, j'étais si honteuse pour elle, que je n'osais l'avertir qu'on la regardait ainsi.

      – Ah! Jeanike, cela me rappelle une chanson que…

      – Laissez-moi donc achever, Gildas; vous me direz ensuite votre chanson si vous voulez. Ce militaire…

      – Cet épervier…

      – Soit… Était donc là, regardant mademoiselle de tous ses yeux.

      – De tous ses yeux d'épervier, Jeanike?

      – Mais laissez-moi donc achever. Voilà que mademoiselle s'aperçoit de l'attention dont elle était l'objet; alors elle devient rouge comme une cerise, me dit de garder le magasin, et se retire dans l'arrière-boutique. Ce n'est pas tout: le lendemain, à la même heure, le colonel revient, en bourgeois cette fois, et le voilà encore aux carreaux. Mais madame était au comptoir, et il ne reste pas longtemps en faction. Avant-hier encore, il est revenu sans pouvoir apercevoir mademoiselle. Enfin, hier, pendant que madame Lebrenn était à la boutique, il est entré et lui a demandé très-poliment d'ailleurs si elle pourrait lui faire une grosse fourniture de toiles. Madame a répondu que oui, et il a été convenu que ce colonel reviendrait aujourd'hui pour s'entendre avec monsieur Lebrenn au sujet de cette fourniture.

      – Et croyez-vous, Jeanike, que madame se soit aperçue que ce militaire est plusieurs fois venu regarder à travers les carreaux?

      – Je l'ignore, Gildas, et je ne sais si je dois en prévenir madame. Tout à l'heure je vous ai prié d'aller voir si ce dragon ne se retournait pas, parce que je craignais qu'il ne fût chargé de nous épier… Heureusement il n'en est rien. Maintenant me conseillez-vous d'avertir madame, ou de ne rien dire? Parler, c'est peut-être l'inquiéter; me taire, c'est peut-être un tort. Qu'en pensez-vous?

      – M'est avis que vous devez prévenir madame; car elle se défiera peut-être de cette grosse fourniture de toile. Hum… hum…

      – Je suivrai votre conseil, Gildas.

      – Et vous ferez bien. Ah! ma chère fille… les hommes à casque…

      – Bon, nous y voilà… votre chanson, n'est-ce pas?

      – Elle est terrible, Jeanike! Ma mère me l'a cent fois contée à la veillée, comme ma grand'mère la lui avait contée, de même que la grand'mère de ma grand'mère…

      – Allons, Gildas, dit Jeanike en riant et en interrompant son compagnon, de grand'mère en mère-grand', vous remonterez ainsi jusqu'à notre mère Ève…

      – Certainement, est-ce qu'au pays on ne se transmet pas de famille en famille des contes qui remontent…

      – Qui remontent à des mille, à des quinze cents ans et plus, comme les contes de Myrdin et du Baron de Jauioz5, avec lesquels j'ai été bercée. Je sais cela, Gildas.

      – Eh bien, Jeanike, la chanson dont je



<p>4</p>

La Demande (Chants populaires de la Bretagne, par Villemerqué, t. II).

<p>5</p>

Voir Chants populaires de la Bretagne.