La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières. David D. Reitsam

Читать онлайн.
Название La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières
Автор произведения David D. Reitsam
Жанр Документальная литература
Серия Biblio 17
Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 9783823302872



Скачать книгу

que La Motte se prononce de façon modérée, les reproches – ou les « étiquette[s]25 », pour utiliser le vocabulaire d’Éliane Itti – sont clairement exprimés et ils sont les mêmes que ceux dans le Nouveau Mercure galant. De plus, un peu plus loin, La Motte intègre dans ses Réflexions toute une liste de citations tirées des Causes de la corruption du goût pour appuyer sa dénonciation du style injurieux d’Anne Dacier26.

      En somme, même si la forme de la critique évolue – des attaques directes aux commentaires plus littéraires –, le contenu en reste le même : les nombreux adversaires d’Anne Dacier répètent toujours les mêmes reproches – selon eux, l’érudite serait invariablement injurieuse ou trop vive. Et de surcroît, elle utiliserait souvent des expressions « trop fortes ». Par conséquent, l’« étiquette27 » que les Modernes veulent lui apposer ne varie guère. Mais les diverses mises en scène illustrent également la productivité de la Querelle d’Homère en particulier et des querelles en général, ce qui confirme les réflexions de Gisela Bock et Margarete Zimmermann.

      Dans le même temps, il est nécessaire de prendre en compte le fait qu’il n’existe aucun texte uniquement en faveur d’Anne Dacier en tant que femme ou autrice. Certes, une dame d’érudition antique publie dans la livraison d’avril 1715 une « Lettre […] touchant l’Iliade d’Homere comparée avec celle de M. de la M » dans laquelle elle se prononce contre la traduction-imitation du Moderne et lui oppose sa propre version de l’épopée homérique qui n’est autre que celle de Madame Dacier. Cependant, il ne faut pas oublier que la dame d’érudition antique s’intéresse uniquement à la traduction de l’Ancienne et n’évoque jamais ses qualités personnelles28. Ainsi, les auteurs du Nouveau Mercure galant conseillent aux lecteurs du périodique seulement de manière générale de respecter les femmes, ce qui ne les empêche pourtant pas de s’en prendre à Anne Dacier.

      Ces reproches formulés à l’encontre de l’Ancienne ne constituent cependant guère une nouveauté. Ils se retrouvent également chez Houdar de La Motte, le chef de file des Modernes. Celui-ci nous fournit également un premier élément de réponse à une autre question de grand intérêt : pourquoi les Modernes, et notamment Hardouin Le Fèvre de Fontenay ainsi que ses contributeurs, s’acharnent-ils tellement contre Anne Dacier ? Selon le membre de l’Académie française, « le dessein de Mme Dacier […] est de donner une idée basse de notre galanterie29 ». Le pronom personnel « notre » trahit l’implication personnelle du Moderne qui semble considérer Anne Dacier et ses convictions comme une menace envers sa façon de vivre. Afin de montrer toute l’étendue de cette allégation, il est nécessaire de se rappeler les réflexions sur la condition de la femme en général et les remarques sur Dacier en particulier : elle serait une femme exceptionnelle sans pour autant incarner l’image typique d’une femme du siècle de Louis XIVLouis XIV. D’après ses adversaires, elle n’est ni douce, ni modeste, mais injurieuse et une menace pour la galanterie.

      Le choc d’Anne Dacier

      Ses contemporains n’hésitent donc pas à coller une « étiquette1 » à Anne Dacier et à l’ériger en contre-modèle féminin. Or, face à la tolérance et à la valorisation des femmes en général dont témoigne par exemple François Poullain de La Barre, FrançoisPoullain de La Barre, il faut finalement expliquer plus amplement dans quelle mesure Anne Dacier transgresse les règles sociales de son époque en tant que femme de lettres et quelles sont ses motivations.

      Si certains contributeurs au Nouveau Mercure galant s’acharnent véritablement contre la traductrice d’Homère et lui reprochent – à l’instar d’Houdar de La Motte – d’être trop injurieuse et non pas assez polie, il y a également quelques textes dans le périodique dont les auteurs s’intéressent au dessein d’Anne Dacier. Dans la livraison de mars 1715, l’abbé Jean-Francois de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons écrit par exemple que l’Ancienne a voulu donner « une Traduction fidele du mysterieux Poëme2 » et le contributeur inconnu qui a rédigé la critique des Causes de la corruption du goût constate de manière plus figurative dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 :

      L’heresie faisoit tous les jours de nouveaux progrés : Les conféderez sentirent enfin la necessité de tenter une critique, ou l’on essaya de demontrer la fausseté des nouveaux dogmes. Madame Dacier qui tient sans contredit le premier rang entre les Commentateurs, entreprit cette glorieuse refutation3.

      Le ton polémique souligne certainement l’intérêt que l’auteur accorde à la Querelle d’Homère et il illustre que, à son avis, le vrai sujet des débats ne se limite pas au prestige d’Homère – un aspect qui sera analysé davantage dans les parties suivantes. Mais, il faut actuellement se demander si Dacier voulait vraiment entamer une croisade – pour rester dans le champ lexical religieux de l’auteur anonyme – contre les Modernes. Afin de répondre à cette question, il faut donner la parole à Anne Dacier elle-même qui explique ses intentions dans la préface de ses Causes de la corruption du goût :

      La douleur de voir ce Poëte si indignement traité, m’a fait résoudre à le deffendre, quoyque cette sorte d’ouvrage soit tres opposé à mon humeur, car je suis tres paresseuse & tres pacifique, & le seul nom de guerre me fait peur ; mais le moyen de voir dans un si pitoyable estat ce qu’on aime, & de ne pas courir à son secours4 !

      C’est sans aucun doute la citoyenne de la République des Lettres et femme savante qui parle ici et, encore aujourd’hui, nous pouvons ressentir le choc et la consternation qu’elle a dus éprouver face à l’Iliade de La Motte et ses nombreuses modifications. Or, le projet esquissé par Dacier se limite à une défense d’Homère et, selon Éliane Itti qui décrit l’érudite comme modeste et modérée, il est possible de prêter foi à cette affirmation5. Donc, contrairement au contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant qui amplifie les enjeux des débats – « herisie6 » et « nouveaux dogmes7 » –, Anne Dacier ne semble pas accorder cette importance globale aux débats qui, à en croire le Moderne, sont d’une importance fondamentale pour toute la société. Certes, il se peut qu’il s’agisse d’une simple stratégie rhétorique afin d’augmenter l’intérêt des lecteurs du périodique, mais y réduire tout cet emportement verbal paraît trop simpliste et le grand intérêt que la revue accorde pendant plusieurs mois à cette dispute renforce nos doutes. De ce fait, la question de savoir dans quelle mesure Anne Dacier – même malgré elle – peut être perçue comme une menace qui remet en question la galanterie – rappelons-nous les mots de La Motte – s’impose.

      La galanterie est directement liée au statut de la femme qui s’améliore considérablement à l’époque moderne, bien que la Blonde d’avril 1715 – une protagoniste fictive d’un dialogue sur la Querelle d’Homère – voie encore une marge de progression. Florence Gauthier :

      La mixité fut une première conquête et, au XVIIe siècle dans ce royaume, les femmes se trouvent partout, dans les rues et les salons, à la cour et peuvent s’adresser à un galant homme sans déshonneur. […] La préciosité, avec Mlle de Scudéry, Madelaine deScudéry, a valorisé le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes et affirmé la propriété de leur corps, ce qui constitue une immense conquête qui a contribué à construire […] l’égalité entre les deux sexes8.

      Or, malgré cette affirmation optimiste, il faut garder à l’esprit la remarque critique de la Blonde ; point de vue que partage également Gauthier. Un peu plus loin, elle précise que ce progrès concerne tout d’abord la « vie sociale » des femmes et non pas leur vie publique ou bien économique. Myriam Dufour-Maître arrive à la même conclusion : « [L]a galanterie ne mettait aucunement fin au traitement inégalitaire des hommes et des femmes dans la morale, dans l’éducation, dans le droit ou dans le champ littéraire9. »

      Ainsi, d’un côté, il est désormais parfaitement acceptable pour une femme de devenir autrice, mais de l’autre, la publication des textes reste délicate. Sophie Tonolo observe dans la préface de son édition des œuvres de Madame Deshoulières, Antoinette, MadameDeshoulières, une des