Le Tour du Monde en 80 jours. Jules Verne

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Название Le Tour du Monde en 80 jours
Автор произведения Jules Verne
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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sorte de grimace s’ébaucha sur la ronde face du Français. Il était évident qu’il avait mal entendu.

      «Monsieur se déplace? demanda-t-il.

      – Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde.»

      Passepartout, l’œil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous les symptômes de l’étonnement poussé jusqu’à la stupeur.

      «Le tour du monde! murmura-t-il.

      – En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n’avons pas un instant à perdre.

      – Mais les malles?… dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa tête de droite et de gauche.

      – Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de bonnes chaussures. D’ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez.»

      Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une phrase assez vulgaire de son pays:

      «Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais rester tranquille!…»

      Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en quatre-vingts jours! Avait-il affaire à un fou? Non… C’était une plaisanterie? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout, cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq ans, n’avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on jusqu’à Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale. Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s’arrêterait là… Oui, sans doute, mais il n’en était pas moins vrai qu’il partait, qu’il se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu’alors!

      À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait sa garde-robe et celle de son maître; puis, l’esprit encore troublé, il quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg.

      Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaw’s continental railway steam transit and general guide, qui devait lui fournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de Passepartout, l’ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays.

      «Vous n’avez rien oublié? demanda-t-il.

      – Rien, monsieur.

      – Mon mackintosh et ma couverture?

      – Les voici.

      – Bien, prenez ce sac.»

      Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.

      «Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000 F).»

      Le sac faillit s’échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt mille livres eussent été en or et pesé considérablement.

      Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut fermée à double tour.

      Une station de voitures se trouvait à l’extrémité de Saville-row. Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des embranchements du South-Eastern-railway.

      À huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la grille de la gare. Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.

      En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds nus dans la boue, coiffée d’un chapeau dépenaillé auquel pendait une plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s’approcha de Mr. Fogg et lui demanda l’aumône.

      Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu’il venait de gagner au whist, et, les présentant à la mendiante:

      «Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir rencontrée!»

      Puis il passa.

      Passepartout eut comme une sensation d’humidité autour de la prunelle. Son maître avait fait un pas dans son cœur.

      Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là, Phileas Fogg donna à Passepartout l’ordre de prendre deux billets de première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club.

      «Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un passeport que j’emporte à cet effet vous permettront, au retour, de contrôler mon itinéraire.

      – Oh! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c’est inutile. Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman!

      – Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.

      – Vous n’oubliez pas que vous devez être revenu?… fit observer Andrew Stuart.

      – Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre 1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, messieurs.»

      À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche.

      La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait machinalement contre lui le sac aux bank-notes.

      Mais le train n’avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un véritable cri de désespoir!

      «Qu’avez-vous? demanda Mr. Fogg.

      – Il y a… que… dans ma précipitation… mon trouble… j’ai oublié…

      – Quoi?

      – D’éteindre le bec de gaz de ma chambre!

      – Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre compte!»

      V. DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES

      Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du grand retentissement qu’allait provoquer son départ. La nouvelle du pari se répandit d’abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable émotion parmi les membres de l’honorable cercle. Puis, du club, cette émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au public de Londres et de tout le Royaume-Uni.

      Cette «question du tour du monde» fut commentée, discutée, disséquée, avec autant de passion et d’ardeur que s’il se fût agi d’une nouvelle affaire de l’Alabama. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les autres – et ils formèrent bientôt une majorité considérable – se prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement qu’en théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de communication actuellement en usage, ce n’était pas seulement impossible, c’était insensé!

      Le Times, le Standard, l’Evening Star, le Morning Chronicle, et vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr. Fogg. Seul, le Daily Telegraph le soutint dans une certaine mesure. Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses collègues du Reform-Club furent blâmés d’avoir tenu ce pari, qui accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur.

      Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la question. On sait l’intérêt que l’on porte en Angleterre à tout ce qui touche à la géographie. Aussi n’était-il pas un lecteur, à quelque classe qu’il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de Phileas Fogg.

      Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux – les femmes principalement – furent pour lui, surtout quand l’Illustrated London News eut publié son portrait d’après sa photographie déposée aux archives du Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire: «Hé! hé!