Название | Manon Lescaut / Манон Леско. Книга для чтения на французском языке |
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Автор произведения | Антуан Франсуа Прево |
Жанр | Классическая проза |
Серия | Littérature classique (Каро) |
Издательство | Классическая проза |
Год выпуска | 1731 |
isbn | 978-5-9925-1528-2 |
Nous ne tardâmes point à gagner Chaillot. Nous logeâmes la première nuit à l’auberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.[26]
Mon bonheur me parut d’abord établi d’une manière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisance même. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d’expérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fond de nos richesses, n’étaient pas une somme qui pût s’étendre autant que le cours d’une longue vie. Nous n’étions pas disposés d’ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu de Manon, non plus que la mienne, n’était pas l’économie. Voici le plan que je me proposai : Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année, si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête, mais simple. Notre unique dépense sera pour l’entretien d’un carrosse, et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimez l’Opéra : nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que, dans l’espace de dix ans, il n’arrive point de changement dans ma famille ; mon père est âgé, il peut mourir. Je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes.
Cet arrangement n’eût pas été la plus folle action de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous y assujettir constamment Mais nos résolutions ne durèrent guère plus d’un mois. Manon était passionnée pour le plaisir ; je l’étais pour elle. Il nous naissait à tous moments, de nouvelles occasions de dépense ; et loin de regretter les sommes qu’elle employait quelquefois avec profusion je fus le premier à lui procurer tout ce que je croyais propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge. L’hiver approchait; tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenait déserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je n’y consentis point; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et que nous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter trop tard l’assemblée où nous allions plusieurs fois la semaine ; car l’incommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétexte qu’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsi deux logements, l’un à la ville, et l’autre à la campagne. Ce changement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, en faisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.
Manon avait un frère, qui était garde du corps[27]. Il se trouva malheureusement logé, à Paris, dans la même rue que nous. Il reconnut sa sœur, en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. C’était un homme brutal et sans principes d’honneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement, et comme il savait une partie des aventures de sa sœur, il l’accabla d’injures et de reproches. J’étais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui n’étais rien moins que disposé à souffrir une insulte. Je ne retournai au logis qu’après son départ. La tristesse de Manon me fit juger qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse qu’elle venait d’essuyer, et les menaces brutales de son frère. J’en eus tant de ressentiment que j’eusse couru sur-le-champ à la vengeance si elle ne m’eût arrêté par ses larmes. Pendant que je m’entretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre où nous étions, sans s’être fait annoncer. Je ne l’aurais pas reçu aussi civilement que je fis si je l’eusse connu; mais, nous ayant salués d’un air riant, il eut le temps de dire à Manon qu’il venait lui faire des excuses de son comportement; qu’il l’avait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sa colère ; mais que, s’étant informé qui j’étais, d’un de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, qu’elles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous. Quoique cette information, qui lu’ venait d’un de mes laquais, eût quelque chose de bizarre et de choguant, je reçus son compliment avec honnêteté. Je crus foire plaisir à Manon. Elle paraissait charmée de le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner.[28] Il se rendit, en peu de moments, si familier, que nous ayant entendus parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession, car il s’accoutuma bientôt à nous voir avec tant de plaisir qu’il fit sa maison de la nôtre et qu’il se rendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il m’appelait son frère, et sous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amis dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens. Il se fit habiller magnifiquement à nos frais. Il nous engagea même à payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommes considérables. Il est vrai, qu’étant grand joueur, il avait la fidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait; mais la nôtre était trop médiocre pour fournir longtemps à des dépenses si peu modérées. J’étais sur le point de m’expliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de ses importunités, lorsqu’un funeste accident m’épargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.
Nous étions demeurés un jour à Paris, pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chailiot dans ces occasions, vint m’avertir, le matin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, et qu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage ; elle me répondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile, la caisse avait déjà disparu. J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cette perte me pénétra d’une
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