Le sorcier de Meudon. Eliphas Levi

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Название Le sorcier de Meudon
Автор произведения Eliphas Levi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088507



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du prochain, bien plus clairvoyants investigateurs et juges plus assurés sommes-nous que des nôtres, attendu que dans les yeux des autres pouvons-nous lire immédiatement et sans miroir?

      —Saint François! qu'est ceci! s'écria le père prieur. L'examen de conscience et l'accusation des péchés sont-ce pratiques déraisonnables? A genoux, mon frère, et accusez-vous tout d'abord d'avoir eu cette mauvaise pensée.

      —Vous jugez ma pensée, mon père, et vous la trouvez mauvaise; moi je ne la juge point, mais je la crois bonne. Vous voyez bien que j'avais raison.

      —Accusez-vous de songer à la raison, quand vous ne devriez tenir compte que de la foi!

      —Je m'accuse d'avoir raison, fit maître François avec une humilité comique et en se frappant la poitrine.

      —Accusez-vous aussi de toute votre science diabolique, ajouta le père; car ce sont vos études continuelles qui vous éloignent de la religion.

      —Je m'accuse de n'être pas assez ignorant, reprit maître François de la même manière.

      —Et dites-moi, continua le prieur qui s'animait peu à peu, comment faites-vous pour éviter les distractions pendant vos prières?

      —Je ne prie pas quand je me sens distrait.

      —Mais si la cloche sonne la prière et vous oblige d'aller au choeur?

      —Alors je ne suis pas responsable de mes distractions, ou plutôt je ne suis pas distrait; c'est la cloche qui est distraite et l'office qui vient hors de propos.

      —Jésus, mon Dieu! qui a jamais ouï pareil langage sortir de la bouche d'un moine! mais, mon cher enfant, je vous assure que vous avez l'esprit faux, accusez-vous-en.

      —Mon père, il est écrit: Faux témoignage ne diras ni mentiras aucunement! Eussé-je en effet l'esprit faux et le jugement boiteux, point ne devrais m'en accuser: autant vaudrait-il vous faire un crime à vous, mon bon père, de ce que votre nez (soit dit sans reproche) est un peu… comme qui dirait légèrement camard.

      (Ici le prieur se rebiffe et laisse tomber ses besicles qui, par bonheur, ne sont point cassées.)

      —Tenez, poursuit frère François, à quoi bon nous emberlucoquer l'entendement pour nous trouver coupables? Ne devons-nous pas suivre en tout les préceptes du divin Maître? et ne nous a-t-il pas dit qu'il fallait recevoir le royaume de Dieu, comme bons et naïfs petits enfants, avec calme et simplicité? Or, pourquoi, je vous prie, les petits enfants sont-ils de tout le monde estimés heureux, et à nous par le Sauveur pour modèles proposés comme beaux petits anges d'innocence? Les petits enfants disent-ils le bréviaire, et le pourraient-ils d'un bout à l'autre réciter sans distraction? Aiment-ils les longues oraisons et le jeûne? Prennent-ils la discipline? Tant s'en faut; qu'au contraire ils prient et supplient en pleurant à chaudes larmes et à mains jointes pour qu'on ne leur donne point le fouet, et conviennent alors volontiers qu'ils ont péché; ce qui est de leur part un premier mensonge, car ils n'en ont pas conscience. Mais d'où vient, je vous prie encore, qu'ils sont appelés innocents? Hélas! c'est que tout doucement et bonnement ils suivent la pente de nature, ne se reprochant rien de ce qui leur a fait plaisir, et ne discernant le bien du mal que par l'attrait ou la douleur. Apprendre la confession aux enfants, c'est leur enseigner le péché et leur ôter leur innocence. Et voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée? Je crois que les novices du couvent sont bien plus agités des reproches de leur conscience, bien plus poursuivis de pensées impures, bien moins simples et moins candides que la jeunesse de la campagne, qui vit au jour le jour et point n'y songe, n'examinant jamais sa conscience, d'autant c le la conscience d'elle même nous avertit assez quand quelque chose lui déplaît, laissant couler sans les compter les flots du ruisseau et les jours de la jeunesse, tantôt laborieuse, tantôt joyeuse, quand il plaît à Dieu, amoureuse: on se marie et point d'offense; les petits enfants viendront à bien: puis quand Dieu voudra nous rappeler à lui, qu'il nous appelle: nous le craindrons bien moins encore à la fin qu'au commencement, nous étant habitués à l'aimer et à nous confier à lui. Je vous le demande, mon père, n'est ce pas là le meilleur, et le plus facile, et le plus assuré chemin pour aller bellement au ciel?

      Le père prieur ne répondit rien; il paraissait songer et réfléchir profondément, tout en frottant le verre de ses lunettes avec le bout de son scapulaire.

      —Or sus, mon père, poursuivit maître François, confessons-nous, je le veux bien; confessons-nous l'un à l'autre, et réciproquement accusons-nous, non pas d'être hommes et d'avoir les faiblesses de l'homme, car tels Dieu nous a faits et tels devons-nous être pour être bien; accusons-nous de vouloir sans cesse changer et perfectionner l'ouvrage du Créateur, accusons-nous d'être des moines; cartels nous sommes-nous faits nous-mêmes, et devons-nous répondre de tous les vices, de toutes les imperfections, de tous les ridicules qu'entraîne cet état opposé au voeu de la nature. Certes je dis tout ceci sans porter atteinte au mérite surnaturel du séraphique saint François: mais plus sa vertu a été divine, moins elle a été humaine. Et n'est-ce pas grande folie de prétendre imiter ce qui est au-dessus de la portée des hommes? Tous ces grands saints n'ont eu qu'un tort, c'est d'avoir laissé des disciples.

      —Quelle impiété! s'écria le prieur en joignant les mains. Voilà de quelles billevesées vous repaissez la tête des novices de céans, et je vois bien à cette heure que le frère Paphnuce a raison lorsqu'il leur défend de vous parler.

      —Eh bien! en cela même, mon père, pardon encore si je vous contredis, mais ce sont plutôt les novices qui me suggèrent les pensées que voilà. Et, par exemple, que faites-vous ici du petit frère Lubin? Ne vous semble-t-il pas séraphique comme un démon, avec ses grands yeux malins, son nez fripon et sa bouche narquoise? Le beau modèle d'austérité à présenter aux femmes et aux filles! Je me donne au diable si toutes ne le lorgnent déjà, et si les papas et les maris n'en ont une peur mortelle! M'est avis que vous donniez à ce petit drôle un congé bien en forme, et qu'il retourne aux champs labourer, et sous la chesnaie danser et faire sauter Pérotte ou Mathurine. Je les vois d'ici rougir, se jalouser et être fières! Oh! les bonnes et saintes liesses du bon Dieu! et que tous les bons coeurs sont heureux d'être au monde! Voyez-vous la campagne toute baignée de soleil et comme enivrée de lumière? Entendez-vous chanter alternativement les grillons et les cornemuses? On chante, on danse, on chuchote sous la feuillée; les vieux se ragaillardissent et parlent de leur jeune temps; les mères rient de tout coeur à leurs petits enfants, qui se roulent sur l'herbe ou leur grimpent sur les épaules; les jeunes gens se cherchent et se coudoient sans en faire semblant, et le garçon dit tout bas à la jeune fille des petits mots qui la rendent toute heureuse et toute aise. Or, croyez-vous que Dieu ne soit pas alors comme les mères, et ne regarde pas le bonheur de ses enfants avec amour? Moi, je vous dis que la mère éternelle (c'est la divine Providence que les païens appellent nature) se réjouit plus que ses enfants quand ils se gaudissent. Voyez comme elle s'épanouit et comme elle rit de florissante beauté et de caressante lumière! Comme sa gaieté resplendit dans le ciel, s'épanche en fleurs et en feuillages, brille sur les joues qu'elle colore et circule dans les verres et dans les veines avec le bon petit vin d'Anjou! Vive Dieu! voilà à quel office ne manquera jamais frère Lubin, et je me fais garant de sa ferveur! Vous êtes triste, mon père, et le tableau que je vous fais vous rappelle que nous sommes des moines…. Or bien donc, ne faisons pas aux autres ce qu'on n'eût pas dû nous faire à nous-mêmes, et renvoyez frère Lubin!

      —Frère Lubin prononcera ses voeux le jour même de saint François! dit une voix aigre et nazillarde en même temps que la porte du prieur s'ouvrait avec violence. C'était frère Paphnuce qui avait entendu la fin des propos de maître François.

      Frère François fit un profond salut au prieur, qui n'osa pas le lui rendre et qui était tremblant comme un écolier pris en défaut; puis un nouveau salut à frère Paphnuce qui ne lui répondit que par une affreuse grimace, et il se retira grave et pensif, en écoutant machinalement la voix aigre du maître des novices qui gourmandait sans doute le pauvre prieur aux besicles, et lui faisait comprendre la nécessité urgente d'avancer d'une année, malgré sa promesse formelle, la profession de frère Lubin.