Le sorcier de Meudon. Eliphas Levi

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Название Le sorcier de Meudon
Автор произведения Eliphas Levi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088507



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qui s'ennuie des caresses d'une vieille femme, et les bienheureuses besicles aussi aventurées sur le gros livre que Dindenaut le fut plus tard en s'accrochant à la laine de son gros bélier.

      Toutes ces choses en étaient là lorsque maître François, après avoir préalablement frappé deux ou trois petits coups, entr'ouvrit discrètement la porte, et arriva tout à propos pour rattraper les besicles et le bréviaire. Il prit l'un doctoralement, chaussa magistralement les autres sur son nez, où elles s'étonnèrent de tenir bien, et tournant la page, il continua le pseaume où le prieur l'avait laissé:

       Vanum est vobis ante lucem surgere; surgite postquam sederitis, qui manducatis panem doloris, quùm dederit dilectis suis somnum.

      En achevant ce verset, frère François étendit gravement la main sur la tête du prieur et lui donna une bénédiction comique.

      Le bon père était vermeil à plaisir, il ronflait à faire envie et remuait doucement les lèvres.

      Le frère médecin, comme homme qui connaissait les bonnes cachettes, souleva le rideau poudreux de la bibliothèque à laquelle le fauteuil du dormeur était adossé, plongea la main entre deux rayons et la ramena victorieuse, armée d'un large flacon de vin; sans lâcher le gros bréviaire, il déboucha le flacon avec les dents, en flaira le contenu, hocha la tête d'un air satisfait, puis approchant doucement le goulot des lèvres du père, il y fit couler goutte à goutte la divine liqueur.

      Le prieur alors poussa un grand soupir, et, sans ouvrir les yeux, renversa sa tête en arrière pour ne rien perdre, puis avec autant de ferveur qu'un nourrisson à jeun prend et étreint la mamelle de sa nourrice, il leva les bras et prit à deux mains le flacon, que maître François lui abandonna, puis il but, comme on dit, à tire-larigot.

      —Beatus vir!… continua le frère médecin en reprenant la lecture de son bréviaire.

      Le gros prieur ouvrit alors des yeux tout étonnés, et regardant alternativement son flacon et maître François d'un air ébahi… il ne pouvait rien comprendre à sa position et se croyait ensorcelé.

      —Avalez, bon père, ce sont herbes; et grand bien vous fasse! dit le frère François, du plus grand sérieux. La crise est passée, à ce qu'il me paraît, et nous commençons à nous mieux porter.

      —Mon Dieu! dit le moine en se tâtant le ventre, je suis donc malade!

      —Buvez le reste de ce julep, dit le frère en frappant sur le flacon, et la maladie passera.

      —Que veut dire ceci?

      —Que nous avons changé de bréviaire. Le vôtre vous endort, le mien vous réveille. Je dis pour vous l'office divin, et vous faites pour moi l'office du vin: n'êtes-vous pas le mieux partagé?

      —Maître François! maître François! je vous l'ai déjà dit souvent, si le père Paphnuce nous entendait, vous nous feriez un mauvais parti: à vous, pour parler ainsi, et à moi pour vous écouter. Vos propos sentent l'hérésie.

      —Eh quoi! se récria le frère, le bon vin est-il hérétique? Serait-ce parce qu'il n'est pas baptisé? Qu'il périsse en ce cas, le traître, et que notre gosier soit son tombeau! Mais rassurez-vous, bon père, il ne troublera point notre estomac; il peut y dormir en terre sainte; il est catholique et ami des bons catholiques; onc ne fut-il excommunié du pape, mais au contraire bien reçu et choyé à sa table. Point n'a besoin d'être baptisé, pour être chrétien, depuis les noces de Cana; mais au contraire, étant l'eau pure perfectionnée et rendue plus divine, il doit servir au baptême de l'homme intérieur! L'eau est le signe du repentir, le vin est celui de la grâce; l'eau purifie, le vin fortifie. L'eau, ce sont les larmes, le vin, c'est la joie. L'eau arrose la vigne, et la vigne arrose les moines qui sont la vigne spirituelle du Seigneur. Vous voyez donc bien que les amis de la perfection doivent préférer le vin à l'eau, et le baptême intérieur au baptême extérieur.

      —Voilà un bon propos d'ivrogne, dit le prieur, moitié riant, moitié voulant moraliser!

      —Sur ce, dit frère François, permettez-vous que je vous fasse quinaut?

       Dites-moi, je vous prie, ce que c'est qu'un ivrogne?

      —La chose assez d'elle-même se comprend. C'est celui qui sait trop bien boire.

      —Vous n'y êtes en aucune manière et n'y touchez pas plus qu'un rabbin à une tranche de jambon. L'ivrogne est celui qui ne sait pas boire et qui, de plus, est incapable de l'apprendre.

      —Et comment cela? fit le père prieur en allongeant la main pour faire signe qu'on lui rendît ses besicles, car la chose lui semblait assez curieuse pour être contemplée à travers des lunettes.

      —Voici, reprit maître François en présentant l'objet demandé. Y sont-elles? Bien; je crois qu'elles tiennent à peu près; maintenant, écoutez mon argument, qui ne sera ni en barbara ni en celarunt

      —Il sera donc en darii?

      —Non.

      —En ferio?

      —Non.

      —En baralipton?

      —Non.

      —Sera-ce un argument cornu?

      —Je ne suis point marié et vous ne l'êtes point, que je sache, pourtant mon argument cornu sera-t-il si vous voulez: cornu comme Silène et le bon père Bacchus, cornu à la manière du pauvre diable dont Horace parle en disant, à propos du père Liber (c'était le père général des cordeliers du paganisme): Addis cornua pauperi. Ceci n'est pas matière de bréviaire.

      —Ergo, ceci n'est point propos de moine.

      —Distinguo, en tant que science, concedo; en tant que buverie, nego.

      —Buverie, soit; mais comment prouvez-vous que l'ivrogne est celui qui ne sait pas boire?

      —Patience! bon père, j'y étais, et vous allez tantôt en connaître le tu autem. Mais, d'abord, dites-moi, si bon vous semble, à quels signes vous reconnaissez un ivrogne?

      —Par saint François! la chose est facile à connaître. L'ivrogne est celui qui est habituellement ivre, flageolant des jambes, dessinant la route en zigzag, coudoyant les murailles, trimballant et dodelinant de la tête, grasseyant de la langue; et toujours ce maudit hoquet… et puis n'écoutez pas, monsieur rêve tout haut: emportez la chandelle, il se couche tout habillé, et honni soit qui mal y pense! C'est affaire à sa ménagère si son matelas crotte tant soit peu ses habits.

      —A merveille, père prieur! vous le dessinez de main de maître. Mais d'où lui viennent, je vous prie, tous ces trimballements, tous ces bégayements, tous ces étourdissements, toutes ces chutes?

      —Belle question! De ce qu'il a trop bu.

      —Il n'a donc pas su boire assez, et il ne le saura jamais, puisqu'il recommence tous les jours, et que tous les jours il boit trop! Il ne sait donc pas boire du tout; car savoir boire consiste à boire toujours assez. Dira-t-on du sculpteur qu'il sait tailler la pierre s'il l'entame trop ou trop peu? Celui-là est également un mauvais tireur, qui va trop au delà ou reste trop en deçà du but: le savoir consiste à l'atteindre.

      —Je n'ai rien à dire à cela, repartit le prieur en se grattant l'oreille. Vous êtes malin comme un singe! Mais changeons de propos, et dites-moi ce qui vous amène. Vouliez-vous pas vous confesser? Vous savez que c'est dans trois jours la fête du grand saint François.

      —Confesser? et de quoi? et pourquoi me confesserais-je! Ne l'ai-je pas fait ce matin, comme tous les jours, en plein chapitre, en disant le confiteor? Dire tout haut que j'ai beaucoup péché en pensées, en paroles, en actions et en omissions, n'est-ce pas tout ce que la loi d'humilité requiert? Eh! puis-je savoir davantage et spécifier ce que Dieu seul peut connaître? Le détail de nos imperfections n'appartient-il pas à la science de la perfection infinie? N'est-il pas écrit